mercredi 27 mars 2013

Au bonheur des dames CHAPITRE 6


Chapitre 6


Quand la morte-saison d’été fut venue, un vent de paniquesouffla au Bonheur des Dames. C’était le coup de terreur descongés, les renvois en masse dont la direction balayait le magasin,vide de clientes pendant les chaleurs de juillet et d’août.
Mouret, chaque matin, lorsqu’il faisait avec Bourdoncle soninspection, prenait à part les chefs de comptoir, qu’il avaitpoussés, l’hiver, pour que la vente ne souffrît pas, à engager plusde vendeurs qu’il ne leur en fallait, quitte à écrémer ensuite leurpersonnel. Il s’agissait maintenant de diminuer les frais, enrendant au pavé un bon tiers des commis, les faibles qui selaissaient manger par les forts.
– Voyons, disait-il, vous en avez là-dedans qui ne font pasvotre affaire… On ne peut les garder pourtant à rester ainsi, lesmains ballantes.
Et, si le chef de comptoir hésitait, ne sachant lesquelssacrifier :
– Arrangez-vous, six vendeurs doivent vous suffire… Vous enreprendrez en octobre, il en traîne assez dans les rues !
D’ailleurs, Bourdoncle se chargeait des exécutions. Il avait, deses lèvres minces, un terrible : « Passez à lacaisse ! » qui tombait comme un coup de hache. Tout luidevenait prétexte pour déblayer le plancher. Il inventait desméfaits, il spéculait sur les plus légères négligences. « Vousétiez assis, monsieur : passez à la caisse ! – Vousrépondez, je crois : passez à la caisse ! – Vos souliersne sont pas cirés : passez à la caisse ! » Et lesbraves eux-mêmes tremblaient, devant le massacre qu’il laissaitderrière lui. Puis, la mécanique ne fonctionnant pas assez vite, ilavait imaginé un traquenard, où, en quelques jours, il étranglaitsans fatigue le nombre de vendeurs condamnés d’avance. Dès huitheures, il se tenait debout sous la porte, sa montre à lamain ; et, à trois minutes de retard, l’implacable :« Passez à la caisse ! » hachait les jeunes gensessoufflés. C’était de la besogne vivement et proprement faite.
– Vous avez une sale figure, vous ! finit-il par direun jour à un pauvre diable dont le nez de travers l’agaçait. Passezà la caisse !
Les protégés obtenaient quinze jours de vacances, qu’on ne leurpayait pas, ce qui était une façon plus humaine de diminuer lesfrais. Du reste, les vendeurs acceptaient leur situation précaire,sous le fouet de la nécessité et de l’habitude. Depuis leurdébarquement à Paris, ils roulaient sur la place, ils commençaientleur apprentissage à droite, le finissaient à gauche, étaientrenvoyés ou s’en allaient d’eux-mêmes, tout d’un coup, au hasard del’intérêt. L’usine chômait, on supprimait le pain auxouvriers ; et cela passait dans le branle indifférent de lamachine, le rouage inutile était tranquillement jeté de côté, ainsiqu’une roue de fer, à laquelle on ne garde aucune reconnaissancedes services rendus. Tant pis pour ceux qui ne savaient pas setailler leur part !
Maintenant, les rayons ne causaient plus d’autre chose. Chaquejour, de nouvelles histoires circulaient. On nommait les vendeurscongédiés, comme, en temps d’épidémie, on compte les morts. Leschâles et les lainages surtout furent éprouvés : sept commis ydisparurent en une semaine. Puis, un drame bouleversa la lingerie,où une acheteuse s’était trouvée mal, en accusant la demoiselle quila servait de manger de l’ail ; et celle-ci fut chassée surl’heure, bien que, peu nourrie et toujours affamée, elle achevâtsimplement au comptoir toute une provision de croûtes de pain. Ladirection se montrait impitoyable, devant la moindre plainte desclientes ; aucune excuse n’était admise, l’employé avaittoujours tort, devait disparaître ainsi qu’un instrumentdéfectueux, nuisant au bon mécanisme de la vente ; et lescamarades baissaient la tête, ne tentaient même pas de le défendre.Dans la panique qui soufflait, chacun tremblait pour soi :Mignot, un jour qu’il sortait un paquet sous sa redingote, malgréle règlement, faillit être surpris et se crut du coup sur lepavé ; Liénard, dont la paresse était célèbre, dut à lasituation de son père dans les nouveautés, de n’être pas mis à laporte, un après-midi que Bourdoncle le trouva dormant debout, entredeux piles de velours anglais. Mais les Lhomme surtouts’inquiétaient, s’attendaient chaque matin au renvoi de leur filsAlbert : on était très mécontent de la façon dont il tenait sacaisse, des femmes venaient le distraire ; et deux foisMme Aurélie dut fléchir la direction.
Cependant, Denise, au milieu de ce coup de balai, était simenacée, qu’elle vivait dans la continuelle attente d’unecatastrophe. Elle avait beau être courageuse, lutter de toute sagaieté et de toute sa raison, pour ne pas céder aux crises de sanature tendre : des larmes l’aveuglaient dès qu’elle avaitrefermé la porte de sa chambre, elle se désolait en se voyant à larue, fâchée avec son oncle, ne sachant où aller, sans un soud’économie, et ayant sur les bras les deux enfants. Les sensationsdes premières semaines renaissaient, il lui semblait être un grainde mil sous une meule puissante ; et c’était, en elle, unabandon découragé, à se sentir si peu de chose, dans cette grandemachine qui l’écraserait avec sa tranquille indifférence. Aucuneillusion n’était possible : si l’on congédiait une vendeusedes confections, elle se trouvait désignée. Sans doute, pendant lapartie de Rambouillet, ces demoiselles avaient monté la tête deMme Aurélie, car cette dernière la traitait depuislors d’un air de sévérité, où il entrait comme une rancune. On nelui pardonnait pas d’ailleurs d’être allée à Joinville, on voyaitlà une révolte, une façon de narguer le comptoir tout entier, ens’affichant dehors avec une demoiselle du comptoir ennemi. JamaisDenise n’avait plus souffert au rayon, et maintenant elledésespérait de le conquérir.
– Laissez-les donc ! répétait Pauline, des poseusesqui sont bêtes comme des oies !
Mais c’était justement ces allures de dame qui intimidaient lajeune fille. Presque toutes les vendeuses, dans leur frottementquotidien avec la clientèle riche, prenaient des grâces,finissaient par être d’une classe vague, flottant entre l’ouvrièreet la bourgeoise ; et, sous leur art de s’habiller, sous lesmanières et les phrases apprises, il n’y avait souvent qu’uneinstruction fausse, la lecture des petits journaux, des tirades dedrame, toutes les sottises courantes du pavé de Paris.
– Vous savez que la mal peignée a un enfant, dit un matinClara, en arrivant au rayon.
Et, comme on s’étonnait :
– Puisque je l’ai vue hier soir qui promenait lemioche !… Elle doit le remiser quelque part.
À deux jours de là, Marguerite, en remontant de dîner, donna uneautre nouvelle.
– C’est du propre, je viens de voir l’amant de la malpeignée… Un ouvrier, imaginez-vous ! oui, un sale petitouvrier, avec des cheveux jaunes, qui la guettait à travers lesvitres.
Dès lors, ce fut une vérité acquise : Denise avait unmanœuvre pour amant, et cachait un enfant dans le quartier. On lacribla d’allusions méchantes. La première fois qu’elle comprit,elle devint toute pâle, devant la monstruosité de pareillessuppositions. C’était abominable, elle voulut s’excuser, ellebalbutia :
– Mais ce sont mes frères !
– Oh ! ses frères ! dit Clara de sa voix deblague.
Il fallut que Mme Aurélie intervînt.
– Taisez-vous ! mesdemoiselles, vous feriez mieux dechanger ces étiquettes… Mademoiselle Baudu est bien libre de se malconduire dehors. Si elle travaillait ici, au moins !
Et cette défense sèche était une condamnation. La jeune fille,suffoquée comme si on l’avait accusée d’un crime, tâcha vainementd’expliquer les faits. On riait, on haussait les épaules. Elle engarda une plaie vive au cœur. Deloche, lorsque le bruit serépandit, fut tellement indigné, qu’il parlait de gifler cesdemoiselles des confections ; et, seule, la crainte de lacompromettre le retint. Depuis la soirée de Joinville, il avaitpour elle un amour soumis, une amitié presque religieuse, qu’il luitémoignait par ses regards de bon chien. Personne ne devaitsoupçonner leur affection, car on se serait moqué d’eux ; maiscela ne l’empêchait pas de rêver de brusques violences, le coup depoing vengeur, si jamais on s’attaquait à elle devant lui.
Denise finit par ne plus répondre. C’était trop odieux, personnene la croirait. Quand une camarade risquait une nouvelle allusion,elle se contentait de la regarder fixement, d’un air triste etcalme. D’ailleurs, elle avait d’autres ennuis, des soucis matérielsqui la préoccupaient davantage. Jean continuait à n’être pasraisonnable, il la harcelait toujours de demandes d’argent. Peu desemaines se passaient, sans qu’elle reçût de lui toute unehistoire, en quatre pages ; et, quand le vaguemestre de lamaison lui remettait ces lettres d’une grosse écriture passionnée,elle se hâtait de les cacher dans sa poche, car les vendeusesaffectaient de rire, en chantonnant des gaillardises. Puis, aprèsavoir inventé des prétextes pour aller déchiffrer les lettres àl’autre bout du magasin, elle était prise de terreurs : cepauvre Jean lui semblait perdu. Toutes les bourdes réussissaientauprès d’elle, des aventures d’amour extraordinaires, dont sonignorance de ces choses exagérait encore les périls. C’étaient unepièce de quarante sous pour échapper à la jalousie d’une femme, etdes cinq francs, et des six francs qui devaient réparer l’honneurd’une pauvre fille, que son père tuerait sans cela. Alors, commeses appointements et son tant pour cent ne suffisaient point, elleavait eu l’idée de chercher un petit travail, en dehors de sonemploi. Elle s’en était ouverte à Robineau, qui lui restaitsympathique, depuis leur première rencontre chez Vinçard ; etil lui avait procuré des nœuds de cravate, à cinq sous la douzaine.La nuit, de neuf heures à une heure, elle pouvait en coudre sixdouzaines, ce qui lui faisait trente sous, sur lesquels il fallaitdéduire une bougie de quatre sous. Mais ces vingt-six sous par jourentretenaient Jean, elle ne se plaignait pas du manque de sommeil,elle se serait estimée très heureuse, si une catastrophe n’avaitune fois encore bouleversé son budget. À la fin de la secondequinzaine, lorsqu’elle s’était présentée chez l’entrepreneuse desnœuds de cravate, elle avait trouvé porte close : unefaillite, une banqueroute, qui lui emportait dix-huit francs trentecentimes, somme considérable, et sur laquelle, depuis huit jours,elle comptait absolument. Toutes les misères du rayondisparaissaient devant ce désastre.
– Vous êtes triste, lui dit Pauline, qui la rencontra, dansla galerie de l’ameublement. Est-ce que vous avez besoin de quelquechose, dites ?
Mais Denise devait déjà douze francs à son amie. Elle répondit,en essayant de sourire :
– Non, merci… J’ai mal dormi, voilà tout.
C’était le vingt juillet, au plus fort de la panique desrenvois. Sur les quatre cents employés, Bourdoncle en avait déjàbalayé cinquante ; et le bruit courait d’exécutions nouvelles.Elle ne songeait guère pourtant aux menaces qui soufflaient, elleétait tout entière à l’angoisse d’une aventure de Jean, plusterrifiante que les autres. Ce jour-là, il lui fallait quinzefrancs, dont l’envoi pouvait seul le sauver de la vengeance d’unmari trompé. La veille, elle avait reçu une première lettre, posantle drame ; puis, coup sur coup, il en était venu deux autres,la dernière surtout qu’elle achevait, quand Pauline l’avaitrencontrée, et où Jean lui annonçait sa mort pour le soir, s’iln’avait pas les quinze francs. Elle se torturait l’esprit.Impossible de prendre sur la pension de Pépé, payée depuis deuxjours. Toutes les malchances tombaient à la fois, car elle espéraitrentrer dans ses dix-huit francs trente, en s’adressant à Robineau,qui retrouverait peut-être l’entrepreneuse des nœuds decravate ; mais Robineau, ayant obtenu un congé de deuxsemaines, n’était pas revenu la veille, comme on l’attendait.
Cependant, Pauline la questionnait encore, amicalement. Lorsquetoutes deux se rejoignaient ainsi, au fond d’un rayon écarté, ellescausaient quelques minutes, l’œil aux aguets. Soudain, la lingèreeut un geste de fuite : elle venait d’apercevoir la cravateblanche d’un inspecteur, qui sortait des châles.
– Ah ! non, c’est le père Jouve, murmura-t-elle d’unair rassuré. Je ne sais ce qu’il a, ce vieux, à rire, quand il nousvoit ensemble… À votre place, j’aurais peur, car il est trop gentilpour vous. Un chien fini, mauvais comme la gale, et qui croitencore parler à ses troupiers !
En effet, le père Jouve était détesté de tous les vendeurs, pourla sévérité de sa surveillance. Plus de la moitié des renvois sefaisaient sur ses rapports. Son grand nez rouge d’ancien capitainenoceur ne s’humanisait que dans les comptoirs tenus par desfemmes.
– Pourquoi aurais-je peur ? demanda Denise.
– Dame ! répondit Pauline en riant, il exigerapeut-être de la reconnaissance… Plusieurs de ces demoiselles se leménagent.
Jouve s’était éloigné, en feignant de ne pas les voir ; etelles l’entendirent qui tombait sur un vendeur des dentelles,coupable de regarder un cheval abattu, dans la rueNeuve-Saint-Augustin.
– À propos, reprit Pauline, est-ce que vous ne cherchiezpas M. Robineau, hier ? Il est revenu.
Denise se crut sauvée.
– Merci, je vais faire le tour alors et passer par lasoierie… Tant pis ! on m’a envoyée là-haut, à l’atelier, pourun poignet.
Elles se séparèrent. La jeune fille, d’un air affairé, comme sielle courait de caisse en caisse, à la recherche d’une erreur,gagna l’escalier et descendit dans le hall. Il était dix heuresmoins un quart, la première table venait d’être sonnée. Un lourdsoleil chauffait les vitrages, et malgré les stores de toile grise,la chaleur tombait dans l’air immobile. Par moments, une haleinefraîche montait des parquets, que des garçons de magasin arrosaientd’un mince filet d’eau. C’était une somnolence, une sieste d’été,au milieu du vide élargi des comptoirs, pareils à des chapelles, oùl’ombre dort, après la dernière messe. Des vendeurs nonchalants setenaient debout, quelques rares clientes suivaient les galeries,traversaient le hall, de ce pas abandonné des femmes que le soleiltourmente.
Comme Denise descendait, Favier métrait justement une robe desoie légère, à pois roses, pour Mme Boutarel,débarquée la veille du midi. Depuis le commencement du mois, lesdépartements donnaient, on ne voyait guère que des dames fagotées,des châles jaunes, des jupes vertes, le déballage en masse de laprovince. Les commis, indifférents, ne riaient même plus. Favieraccompagna Mme Boutarel à la mercerie, et quand ilreparut, il dit à Hutin :
– Hier toutes auvergnates, aujourd’hui toutes provençales…J’en ai mal à la tête.
Mais Hutin se précipita, c’était son tour, et il avait reconnu« la jolie dame », cette blonde adorable que le rayondésignait ainsi, ne sachant rien d’elle, pas même son nom. Tous luisouriaient, il ne se passait point de semaine sans qu’elle entrâtau Bonheur, toujours seule. Cette fois, elle avait avec elle unpetit garçon de quatre ou cinq ans. On en causa.
– Elle est donc mariée ? demanda Favier, lorsque Hutinrevint de la caisse, où il avait fait débiter trente mètres desatin duchesse.
– Possible, répondit ce dernier, quoique ça ne prouve rien,ce mioche. Il pourrait être à une amie… Ce qu’il y a de sûr, c’estqu’elle doit avoir pleuré. Oh ! une tristesse, et des yeuxrouges !
Un silence régna. Les deux vendeurs regardaient vaguement dansles lointains du magasin. Puis, Favier reprit d’une voixlente :
– Si elle est mariée, son mari lui a peut-être bien allongédes gifles.
– Possible, répéta Hutin, à moins que ce ne soit un amantqui l’ait plantée là.
Et il conclut, après un nouveau silence :
– Ce que je m’en fiche !
À ce moment, Denise traversait le rayon des soieries, enralentissant sa marche et en regardant autour d’elle, pourdécouvrir Robineau. Elle ne le vit pas, alla dans la galerie dublanc, puis traversa une seconde fois. Les deux vendeurs s’étaientaperçus de son manège.
– La voilà encore, cette désossée ! murmura Hutin.
– Elle cherche Robineau, dit Favier. Je ne sais ce qu’ilsfricotent ensemble. Oh ! rien de drôle, Robineau est trop bêtelà-dessus… On raconte qu’il lui a procuré un petit travail, desnœuds de cravate. Hein ? quel négoce !
Hutin méditait une méchanceté. Lorsque Denise passa près de lui,il l’arrêta, en disant :
– C’est moi que vous cherchez ?
Elle devint très rouge. Depuis la soirée de Joinville, ellen’osait lire dans son cœur, où se heurtaient des sentiments confus.Elle le revoyait sans cesse avec cette fille aux cheveux roux, etsi elle frémissait encore devant lui, c’était peut-être de malaise.L’avait-elle aimé ? l’aimait-elle toujours ? elle nevoulait point remuer ces choses, qui lui étaient pénibles.
– Non, monsieur, répondit-elle, embarrassée.
Alors, Hutin s’amusa de sa gêne.
– Si vous désirez qu’on vous le serve… Favier, servez doncRobineau à mademoiselle.
Elle le regarda fixement, du regard triste et calme dont ellerecevait les allusions blessantes de ces demoiselles. Ah ! ilétait méchant, il la frappait ainsi que les autres ! Et il yavait en elle comme un déchirement, un dernier lien qui se rompait.Son visage exprima une telle souffrance, que Favier, peu tendre deson naturel, vint pourtant à son secours.
– M. Robineau est au rassortiment, dit-il. Il rentrerapour déjeuner sans doute… Vous le trouverez cet après-midi, si vousavez à lui parler.
Denise remercia, remonta aux confections, oùMme Aurélie l’attendait, dans une colère froide.Comment ! elle était partie depuis une demi-heure ! d’oùsortait-elle ? pas de l’atelier, bien sûr ? La jeunefille baissait la tête, songeait à cet acharnement du malheur.C’était fini, si Robineau ne rentrait pas. Cependant, elle sepromettait de redescendre.
Aux soieries, le retour de Robineau avait déchaîné toute unerévolution. Le comptoir espérait qu’il ne rentrerait pas, dégoûtédes ennuis qu’on lui créait sans cesse ; et, un moment, eneffet, toujours pressé par Vinçard, qui voulait lui céder son fondsde commerce, il avait failli le prendre. Le sourd travail de Hutin,la mine qu’il creusait depuis de longs mois sous les pieds dusecond, allait enfin éclater. Pendant le congé de celui-ci, commeil le suppléait à titre de premier vendeur, il s’était efforcé delui nuire dans l’esprit des chefs, de s’installer à sa place, pardes excès de zèle : c’étaient de petites irrégularitésdécouvertes et étalées, des projets d’améliorations soumis, desdessins nouveaux qu’il imaginait. Tous, d’ailleurs, dans le rayon,depuis le débutant rêvant de passer vendeur, jusqu’au premierconvoitant la situation d’intéressé, tous n’avaient qu’une idéefixe, déloger le camarade au-dessus de soi pour monter d’unéchelon, le manger s’il devenait un obstacle ; et cette luttedes appétits, cette poussée des uns sur les autres, était comme lebon fonctionnement même de la machine, ce qui enrageait la vente etallumait cette flambée du succès dont Paris s’étonnait. DerrièreHutin, il y avait Favier, puis derrière Favier, les autres, à lafile. On entendait un gros bruit de mâchoires. Robineau étaitcondamné, chacun déjà emportait son os. Aussi, lorsque le secondreparut, le grognement fut-il général. Il fallait en finir,l’attitude des vendeurs lui avait semblé si menaçante, que le chefdu comptoir, pour donner à la direction le temps de prendre unparti, venait d’envoyer Robineau au rassortiment.
– Nous préférons nous en aller tous, si on le garde,déclarait Hutin.
Cette affaire ennuyait Bouthemont, dont la gaieté s’accommodaitmal d’un tel tracas intérieur. Il souffrait de ne plus avoir autourde lui que des visages renfrognés. Pourtant, il voulait êtrejuste.
– Voyons, laissez-le tranquille, il ne vous fait rien.
Mais des protestations éclataient.
– Comment ! il ne nous fait rien ?… Un êtreinsupportable, toujours nerveux, et qui vous passerait sur lecorps, tant il est fier !
C’était la grande rancune du rayon. Robineau, avec des nerfs defemme, avait des raideurs et des susceptibilités inacceptables. Onracontait vingt anecdotes, un petit jeune homme qui en était tombémalade, jusqu’à des clientes qu’il avait humiliées par sesremarques cassantes.
– Enfin, messieurs, dit Bouthemont, je ne peux rien prendresur moi… J’ai averti la direction, je vais en causer tout àl’heure.
On sonnait la seconde table, une volée de cloche montait dusous-sol, lointaine et assourdie dans l’air mort du magasin. Hutinet Favier descendirent. De tous les comptoirs, des vendeursarrivaient un à un, débandés, se pressant en bas, à l’entréeétroite du couloir de la cuisine, un couloir humide que des becs degaz éclairaient continuellement. Le troupeau s’y hâtait, sans unrire, sans une parole, au milieu d’un bruit croissant de vaisselleet dans une odeur forte de nourriture. Puis, à l’extrémité ducouloir, il y avait une halte brusque, devant un guichet. Flanquéde piles d’assiettes, armé de fourchettes et de cuillers qu’ilplongeait dans des bassines de cuivre, un cuisinier y distribuaitles portions. Et, quand il s’écartait, derrière son ventre tendu deblanc, on apercevait la cuisine flambante.
– Allons, bon ! murmura Hutin en consultant le menu,écrit sur un tableau noir, au-dessus du guichet, du bœuf saucepiquante, ou de la raie… Jamais de rôti, dans cette baraque !Ça ne tient pas au corps, leur bouilli et leur poisson !
Du reste, le poisson était généralement méprisé, car la bassinerestait pleine. Favier prit pourtant de la raie. Derrière lui,Hutin se baissa, en disant :
– Bœuf sauce piquante.
De son geste mécanique, le cuisinier avait piqué un morceau deviande, puis l’avait arrosé d’une cuillerée de sauce ; etHutin, suffoqué d’avoir reçu au visage le souffle ardent duguichet, emportait à peine sa portion, que déjà derrière lui lesmots : « Bœuf sauce piquante… Bœuf saucepiquante… », se suivaient comme des litanies ; pendantque, sans relâche, le cuisinier piquait des morceaux et lesarrosait de sauce, avec le mouvement rapide et rythmique d’unehorloge bien réglée.
– Elle est froide, leur raie, déclara Favier, dont la mainne sentait pas de chaleur.
Tous, maintenant, filaient, le bras tendu, leur assiette droite,pris de la crainte de se heurter. Dix pas plus loin, s’ouvrait labuvette, un autre guichet, avec un comptoir d’étain luisant, oùétaient rangées les parts de vin, de petites bouteilles sansbouchon, encore humides du rinçage. Et chacun, de sa main vide,recevait au passage une de ces bouteilles, puis, dès lorsembarrassé, gagnait sa table d’un air sérieux, veillant àl’équilibre.
Hutin grondait sourdement :
– En voilà une promenade, avec cette vaisselle !
Leur table, à Favier et à lui, se trouvait au bout du corridor,dans la dernière salle à manger. Toutes les salles seressemblaient, étaient d’anciennes caves, de quatre mètres surcinq, qu’on avait enduites au ciment et aménagées enréfectoires ; mais l’humidité crevait la peinture, lesmurailles jaunes se marbraient de taches verdâtres ; et, dupuits étroit des soupiraux, ouvrant sur la rue, au ras du trottoir,tombait un jour livide, sans cesse traversé par les ombres vaguesdes passants. En juillet comme en décembre, on y étouffait, dans labuée chaude, chargée d’odeurs nauséabondes, que soufflait levoisinage de la cuisine.
Cependant, Hutin était entré le premier. Sur la table, scelléed’un bout dans le mur et couverte d’une toile cirée, il n’y avaitque les verres, les fourchettes et les couteaux, marquant lesplaces. Des piles d’assiettes de rechange se dressaient à chaqueextrémité ; tandis que, au milieu, s’allongeait un gros pain,percé d’un couteau, le manche en l’air. Hutin se débarrassa de sabouteille, posa son assiette ; puis, après avoir pris saserviette, au bas du casier, qui était le seul ornement desmurailles, il s’assit en poussant un soupir.
– Avec ça, j’ai une faim ! murmura-t-il.
– C’est toujours ainsi, dit Favier, qui s’installait à sagauche. Il n’y a rien, quand on crève.
La table se remplissait rapidement. Elle contenait vingt-deuxcouverts. D’abord, il n’y eut qu’un tapage violent de fourchettes,une goinfrerie de grands gaillards aux estomacs creusés par treizeheures de fatigues quotidiennes. Dans les commencements, lescommis, qui avaient une heure pour manger, pouvaient aller prendreleur café dehors ; aussi dépêchaient-ils le déjeuner en vingtminutes, avec la hâte de gagner la rue. Mais cela les remuait trop,ils rentraient distraits, l’esprit détourné de la vente ; etla direction avait décidé qu’ils ne sortiraient plus, qu’ilspaieraient trois sous de supplément, pour une tasse de café, s’ilsen voulaient. Aussi, maintenant, faisaient-ils traîner le repas,peu soucieux de remonter au rayon avant l’heure. Beaucoup, enavalant de grosses bouchées, lisaient un journal, plié et tenudebout contre leur bouteille. D’autres, quand leur première faimétait satisfaite, causaient bruyamment, revenaient aux éternelssujets de la mauvaise nourriture, de l’argent gagné, de ce qu’ilsavaient fait, le dimanche précédent, et de ce qu’ils feraient,l’autre dimanche.
– Dites donc, et votre Robineau ? demanda un vendeur àHutin.
La lutte des soyeux contre leur second occupait tous lescomptoirs. On discutait la question chaque jour, au caféSaint-Roch, jusqu’à minuit. Hutin, qui s’acharnait sur son morceaude bœuf, se contenta de répondre :
– Eh bien ! il est revenu, Robineau.
Puis, se fâchant tout d’un coup :
– Mais, sacredieu ; ils m’ont donné de l’âne !… Àla fin, c’est dégoûtant, ma parole d’honneur !
– Ne vous plaignez donc pas ! dit Favier. Moi qui aifait la bêtise de prendre de la raie… Elle est pourrie.
Tous parlaient à la fois, s’indignaient, plaisantaient. Dans uncoin de la table, contre le mur, Deloche mangeait silencieusement.Il était affligé d’un appétit excessif, qu’il n’avait jamaissatisfait, et comme il gagnait trop peu pour se payer dessuppléments, il se taillait des tranches de pain énormes, ilavalait les platées les moins ragoûtantes, d’un air de gourmandise.Aussi tous s’amusaient-ils de lui, criant :
– Favier, passez votre raie à Deloche… Il l’aime commeça.
– Et votre viande, Hutin : Deloche la demande pour sondessert.
Le pauvre garçon haussait les épaules, ne répondait même pas. Cen’était point sa faute, s’il crevait de faim. D’ailleurs, lesautres avaient beau cracher sur les plats, ils se gavaient tout demême.
Mais un léger sifflement les fit taire. On signalait la présencede Mouret et de Bourdoncle dans le couloir. Depuis quelque temps,les plaintes des employés devenaient telles, que la directionaffectait de descendre juger par elle-même la qualité de lanourriture. Sur les trente sous qu’elle donnait au chef, par jouret par tête, celui-ci devait tout payer, provisions, charbon, gaz,personnel ; et elle montrait des étonnements naïfs, quand cen’était pas très bon. Le matin encore, chaque rayon avait déléguéun vendeur, Mignot et Liénard s’étaient chargés de parler au nom deleurs camarades. Aussi, dans le brusque silence, les oreilles setendirent, on écouta des voix qui sortaient de la salle voisine, oùMouret et Bourdoncle venaient d’entrer. Celui-ci déclarait le bœufexcellent ; et Mignot, suffoqué par cette affirmationtranquille, répétait : « Mâchez-le, pourvoir » ; pendant que Liénard, s’attaquant à la raie,disait avec douceur : « Mais elle pue,monsieur ! » Alors, Mouret se répandit en parolescordiales : il ferait tout pour le bien-être de ses employés,il était leur père, il préférait manger du pain sec que de lessavoir mal nourris.
– Je vous promets d’étudier la question, finit-il parconclure, en haussant le ton, de manière à être entendu d’un boutdu couloir à l’autre.
L’enquête de la direction était terminée, le bruit desfourchettes recommença. Hutin murmurait :
– Oui, compte là-dessus, et bois de l’eau !… Ah !ils ne sont pas chiches de bonnes paroles. Veux-tu des promesses,en voilà ! Et ils vous nourrissent de vieilles semelles, etils vous flanquent à la porte comme des chiens !
Le vendeur qui l’avait déjà questionné, répéta :
– Vous dites donc que votre Robineau… ?
Mais un tapage de grosse vaisselle couvrit sa voix. Les commischangeaient d’assiettes eux-mêmes, les piles diminuaient, à gaucheet à droite. Et, comme un aide de cuisine apportait de grands platsde fer-blanc, Hutin s’écria :
– Du riz au gratin, c’est complet !
– Bon pour deux sous de colle ! dit Favier en seservant.
Les uns l’aimaient, les autres trouvaient ça trop mastic. Etceux qui lisaient, restaient silencieux, enfoncés dans lefeuilleton de leur journal, ne sachant même pas ce qu’ilsmangeaient. Tous s’épongeaient le front, l’étroit caveaus’emplissait d’une vapeur rousse ; tandis que les ombres despassants, continuellement, couraient en barres noires sur lecouvert débandé.
– Passez le pain à Deloche, cria un farceur.
Chacun coupait son morceau, puis replantait le couteau dans lacroûte, jusqu’au manche ; et le pain circulait toujours.
– Qui prend mon riz contre son dessert ? demandaHutin.
Quand il eut conclu le marché avec un petit jeune homme mince,il tenta aussi de vendre son vin ; mais personne n’en voulut,on le trouvait exécrable.
– Je vous disais donc que Robineau est de retour,continua-t-il, au milieu des rires et des conversations qui secroisaient. Oh ! son affaire est grave… Imaginez-vous qu’ildébauche les vendeuses ! Oui, il leur procure des nœuds decravate !
– Silence ! murmura Favier. Voilà qu’on le juge.
Du coin de l’œil, il montrait Bouthemont, qui marchait dans lecouloir, entre Mouret et Bourdoncle, tous trois absorbés, parlant àdemi-voix, vivement. La salle à manger des chefs de comptoir et desseconds se trouvait justement en face. Lorsque Bouthemont avait vupasser Mouret, il s’était levé de table, ayant fini, et il contaitles ennuis de son rayon, il disait son embarras. Les deux autresl’écoutaient, refusant encore de sacrifier Robineau, un vendeur depremier ordre, qui datait de Mme Hédouin. Mais,quand il en vint à l’histoire des nœuds de cravate, Bourdoncles’emporta. Est-ce que ce garçon était fou, de s’entremettre pourdonner des travaux supplémentaires aux vendeuses ? La maisonpayait assez cher le temps de ces demoiselles ; si ellestravaillaient à leur compte la nuit, elles travaillaient moins dansle jour au magasin, c’était clair ; elles les volaient donc,elles risquaient leur santé qui ne leur appartenait pas. La nuitétait faite pour dormir, toutes devaient dormir, ou bien on lesflanquerait dehors !
– Ça chauffe, fit remarquer Hutin.
Chaque fois que les trois hommes, dans leur promenade lente,passaient devant la salle à manger, les commis les guettaient,commentaient leurs moindres gestes. Ils en oubliaient le riz augratin, où un caissier venait de trouver un bouton de culotte.
– J’ai entendu le mot « cravate », dit Favier. Etvous avez vu le nez de Bourdoncle qui a blanchi tout d’un coup.
Cependant, Mouret partageait l’indignation de l’intéressé. Unevendeuse réduite à travailler la nuit, lui semblait une attaquecontre l’organisation même du Bonheur. Quelle était donc la sottequi ne savait pas se suffire, avec ses bénéfices sur lavente ? Mais, quand Bouthemont eut nommé Denise, il seradoucit, il trouva des excuses. Ah ! oui, cette petitefille : elle n’était pas encore très adroite et elle avait descharges, assurait-on. Bourdoncle l’interrompit pour déclarer qu’ilfallait la renvoyer sur l’heure. On ne tirerait jamais rien d’unlaideron pareil, il l’avait toujours dit ; et il semblaitsatisfaire une rancune. Alors, Mouret, pris d’embarras, affecta derire. Mon Dieu ! quel homme sévère ! ne pouvait-onpardonner une fois ? On ferait venir la coupable, on lagronderait. En somme, c’était Robineau qui avait tous les torts,car il aurait dû la détourner, lui, un ancien commis au courant deshabitudes de la maison.
– Eh bien ! voilà le patron qui rit maintenant !reprit Favier étonné, comme le groupe passait de nouveau devant laporte.
– Ah sacristi ! jura Hutin, s’ils s’obstinent à nouscoller leur Robineau sur les épaules, nous allons leur donner del’agrément !
Bourdoncle regardait Mouret en face. Puis, il eut simplement ungeste dédaigneux, pour dire qu’il comprenait enfin et que c’étaitimbécile. Bouthemont avait repris ses plaintes : les vendeursmenaçaient de partir, et il s’en trouvait d’excellents parmi eux.Mais ce qui parut toucher ces messieurs davantage, ce fut le bruitdes bons rapports de Robineau avec Gaujean : celui-ci,disait-on, poussait le premier à s’établir à son compte dans lequartier, lui offrait les crédits les plus larges, afin de battreen brèche le Bonheur des Dames. Il y eut un silence. Ah ! ceRobineau rêvait de bataille ! Mouret était devenusérieux ; il affecta le mépris, il évita de prendre unedécision, comme si l’affaire n’avait pas eu d’importance. Onverrait, on lui parlerait. Et, tout de suite, il plaisanta avecBouthemont, dont le père, débarqué l’avant-veille de sa petiteboutique de Montpellier, avait failli étouffer de stupeur etd’indignation, en tombant dans le hall énorme où régnait son fils.On riait encore du bonhomme, qui, retrouvant son aplomb deméridional, s’était mis à tout dénigrer et à prétendre que lesnouveautés allaient finir sur le trottoir.
– Justement, voici Robineau, murmura le chef de rayon. Jel’avais envoyé au rassortiment, pour éviter un conflit regrettable…Pardonnez-moi si j’insiste, mais les choses en sont à un état siaigu, qu’il faut agir.
En effet, Robineau, qui rentrait, passait et saluait cesmessieurs, en se rendant à sa table.
Mouret se contenta de répéter :
– C’est bon, nous verrons cela.
Ils partirent. Hutin et Favier les attendaient toujours.Lorsqu’ils ne les virent pas reparaître, ils se soulagèrent. Est-ceque la direction, maintenant, descendrait ainsi à chaque repascompter leurs bouchées ? Ce serait gai, si l’on ne pouvaitmême plus être libre en mangeant ! La vérité était qu’ilsvenaient de voir rentrer Robineau, et que la belle humeur du patronles inquiétait sur l’issue de la lutte engagée par eux. Ilsbaissèrent la voix, ils cherchèrent des vexations nouvelles.
– Mais je meurs ! continua Hutin tout haut. On aencore plus faim en sortant de table !
Pourtant, il avait mangé deux parts de confiture, la sienne etcelle qu’il avait échangée contre sa portion de riz. Tout d’uncoup, il cria :
– Zut ! je me fends d’un supplément !… Victor,une troisième confiture !
Le garçon achevait de servir les desserts. Ensuite, il apportale café ; et ceux qui en prenaient, lui donnaient tout desuite leurs trois sous. Quelques vendeurs s’en étaient allés,flânant le long du corridor, cherchant les coins noirs pour fumerune cigarette. Les autres restaient alanguis, devant la tableencombrée de vaisselle grasse. Ils roulaient des boulettes de miede pain, revenaient sur les mêmes histoires, dans l’odeur degraillon, qu’ils ne sentaient plus, et dans la chaleur d’étuve, quileur rougissait les oreilles. Les murs suaient, une asphyxie lentetombait de la voûte moisie. Adossé contre le mur, Deloche, bourréde pain, digérait en silence, les yeux levés sur lesoupirail ; et sa récréation, tous les jours, après ledéjeuner, était de regarder ainsi les pieds des passants quifilaient vite au ras du trottoir, des pieds coupés aux chevilles,gros souliers, bottes élégantes, fines bottines de femme, unva-et-vient continu de pieds vivants, sans corps et sans tête. Lesjours de pluie, c’était très sale.
– Comment ! déjà ! cria Hutin.
Une cloche sonnait au bout du couloir, il fallait laisser laplace à la troisième table. Les garçons de service arrivaient avecdes seaux d’eau tiède et de grosses éponges, pour laver les toilescirées. Lentement, les salles se vidaient, les vendeurs remontaientà leurs rayons, en traînant le long des marches. Et, dans lacuisine, le chef avait repris sa place devant le guichet, entre sesbassines de raie, de bœuf et de sauce, armé de ses fourchettes etde ses cuillers, prêt à remplir de nouveau les assiettes, de sonmouvement rythmique d’horloge bien réglée.
Comme Hutin et Favier s’attardaient, ils virent descendreDenise.
– M. Robineau est de retour, mademoiselle, dit lepremier, avec une politesse moqueuse.
– Il déjeune, ajouta l’autre. Mais si ça presse trop, vouspouvez entrer.
Denise descendait toujours sans répondre, sans tourner la tête.Pourtant, lorsqu’elle passa devant la salle à manger des chefs decomptoir et des seconds, elle ne put s’empêcher d’y jeter un coupd’œil. Robineau était là, en effet. Elle tâcherait de lui parler,l’après-midi ; et elle continua de suivre le corridor, pour serendre à sa table, qui se trouvait à l’autre bout.
Les femmes mangeaient à part, dans deux salles réservées. Deniseentra dans la première. C’était également une ancienne cave,transformée en réfectoire ; mais on l’avait aménagée avec plusde confort. Sur la table ovale, placée au milieu, les quinzecouverts s’espaçaient davantage, et le vin était dans descarafes ; un plat de raie et un plat de bœuf à la saucepiquante tenaient les deux bouts. Des garçons en tablier blancservaient ces dames, ce qui évitait à celles-ci le désagrément deprendre elles-mêmes leurs portions au guichet. La direction avaittrouvé cela plus décent.
– Vous avez donc fait le tour ? demanda Pauline,assise déjà et se coupant du pain.
– Oui, répondit Denise en rougissant, j’accompagnais unecliente.
Elle mentait. Clara poussa le coude d’une vendeuse, sa voisine.Qu’avait donc la mal peignée, ce jour-là ? Elle était toutesingulière. Coup sur coup, elle recevait des lettres de sonamant ; puis, elle courait le magasin comme une perdue, elleprétextait des commissions à l’atelier, où elle n’allait seulementpas. Pour sûr, il se passait quelque histoire. Alors, Clara, touten mangeant sa raie sans dégoût, avec une insouciance de fillenourrie autrefois de lard rance, causa d’un drame affreux, dont lerécit emplissait les journaux.
– Vous avez lu, cet homme qui a guillotiné sa maîtressed’un coup de rasoir ?
– Dame ! fit remarquer une petite lingère, de visagedoux et délicat, il l’avait trouvée avec un autre. C’est bienfait.
Mais Pauline se récria. Comment ! parce qu’on n’aimera plusun monsieur, il lui sera permis de vous trancher la gorge !Ah ! non, par exemple ! Et, s’interrompant, se tournantvers le garçon de service :
– Pierre, je ne puis pas avaler le bœuf, vous savez… Ditesdonc qu’on me fasse un petit supplément, une omelette, hein !et moelleuse, s’il est possible !
Pour attendre, comme elle avait toujours des gourmandises dansles poches, elle en sortit des pastilles de chocolat, qu’elle semit à croquer avec son pain.
– Certainement, ce n’est pas drôle, un homme pareil, repritClara. Et il y en a des jaloux ! L’autre jour encore, c’étaitun ouvrier qui jetait sa femme dans un puits !
Elle ne quittait pas Denise des yeux, elle crut avoir deviné, enla voyant pâlir. Évidemment, cette sainte nitouche tremblait d’êtregiflée par son amoureux, qu’elle devait tromper. Ce serait drôle,s’il la relançait jusque dans le magasin, comme elle semblait lecraindre. Mais la conversation tournait, une vendeuse donnait unerecette pour détacher le velours. On parla ensuite d’une pièce dela Gaieté, où des amours de petites filles dansaient mieux que desgrandes personnes. Pauline, attristée un instant par la vue de sonomelette qui était trop cuite, reprenait sa gaieté, en ne latrouvant pas trop mauvaise.
– Passez-moi donc le vin, dit-elle à Denise. Vous devriezvous commander une omelette.
– Oh ! le bœuf me suffit, répondit la jeune fille,qui, pour ne rien dépenser, s’en tenait à la nourriture de lamaison, si répugnante qu’elle fût.
Lorsque le garçon apporta le riz au gratin, ces demoisellesprotestèrent. Elles l’avaient laissé, la semaine d’auparavant, etelles espéraient qu’il ne reparaîtrait plus. Denise, distraite,troublée au sujet de Jean par les histoires de Clara, fut la seuleà en manger ; et toutes la regardaient, d’un air de dégoût. Ily eut une débauche de suppléments, elles s’emplirent de confiture.C’était du reste une élégance, il fallait se nourrir sur sonargent.
– Vous savez que ces messieurs ont réclamé, dit la lingèredélicate, et que la direction a promis…
On l’interrompit avec des rires, on ne causa plus que de ladirection. Toutes prenaient du café, sauf Denise, qui ne pouvait lesupporter, disait-elle. Et elles s’attardèrent devant leurs tasses,les lingères en laine, d’une simplicité de petites bourgeoises, lesconfectionneuses en soie, la serviette au menton pour ne pasattraper de taches, pareilles à des dames qui seraient descenduesmanger à l’office, avec leurs femmes de chambre. On avait ouvert lechâssis vitré du soupirail, afin de changer l’air étouffant etempesté ; mais il fallut le refermer tout de suite, les rouesdes fiacres semblaient passer sur la table.
– Chut ! souffla Pauline, voici cette vieillebête !
C’était l’inspecteur Jouve. Il rôdait ainsi volontiers, vers lafin des repas, du côté de ces demoiselles. D’ailleurs, il avait lasurveillance de leurs salles. Les yeux souriants, il entrait,faisait le tour de la table ; quelquefois même, il causait,voulait savoir si elles avaient déjeuné de bon appétit. Mais, commeil les inquiétait et les ennuyait, toutes se hâtaient de fuir. Bienque la cloche n’eût pas sonné, Clara disparut la première ;d’autres la suivirent. Il ne resta bientôt plus que Denise etPauline. Celle-ci, après avoir bu son café, achevait ses pastillesde chocolat.
– Tiens ! dit-elle en se levant, je vais envoyer ungarçon me chercher des oranges… Venez-vous ?
– Tout à l’heure, répondit Denise, qui mordillait unecroûte, résolue à demeurer la dernière, de façon à pouvoir aborderRobineau, quand elle remonterait.
Cependant, lorsqu’elle fut seule avec Jouve, elle ressentit unmalaise ; et, contrariée, elle quitta enfin la table. Mais, enla voyant se diriger vers la porte, il lui barra lepassage :
– Mademoiselle Baudu…
Debout devant elle, il souriait d’un air paterne. Ses grossesmoustaches grises, ses cheveux taillés en brosse, lui donnaient unegrande honnêteté militaire. Et il poussait en avant sa poitrine, oùs’étalait son ruban rouge.
– Quoi donc, monsieur Jouve ? demanda-t-ellerassurée.
– Je vous ai encore aperçue, ce matin, causant là-haut,derrière les tapis. Vous savez que c’est contraire au règlement, etsi je faisais mon rapport… Elle vous aime donc bien, votre amiePauline ?
Ses moustaches remuèrent, une flamme incendia son nez énorme, unnez creux et recourbé, aux appétits de taureau.
– Hein ? qu’avez-vous, toutes les deux, pour vousaimer comme ça ?
Denise, sans comprendre, était reprise de malaise. Ils’approchait trop, il lui parlait dans la figure.
– C’est vrai, nous causions, monsieur Jouve,balbutia-t-elle, mais il n’y a pas grand mal à causer un peu… Vousêtes bien bon pour moi, merci tout de même.
– Je ne devrais pas être bon, dit-il. La justice, je neconnais que ça… Seulement, quand on est si gentille…
Et il s’approchait encore. Alors, elle eut tout à fait peur. Lesparoles de Pauline lui revenaient à la mémoire, elle se rappelaitles histoires qui couraient, des vendeuses terrorisées par le pèreJouve, achetant sa bienveillance. Au magasin, d’ailleurs, il secontentait de petites privautés, claquait doucement de ses doigtsenflés les joues des demoiselles complaisantes, leur prenait lesmains, puis les gardait, comme s’il les avait oubliées dans lessiennes. Cela restait paternel, et il ne lâchait le taureau quedehors, lorsqu’on voulait bien accepter des tartines de beurre,chez lui, rue des Moineaux.
– Laissez-moi, murmura la jeune fille en reculant.
– Voyons, disait-il, vous n’allez pas faire la sauvage avecun ami qui vous ménage toujours. Soyez aimable, venez ce soirtremper une tartine dans une tasse de thé. C’est de bon cœur.
Elle se débattait, maintenant.
– Non ! non !
La salle à manger demeurait vide, le garçon n’avait pointreparu. Jouve, l’oreille tendue au bruit des pas, jeta vivement unregard autour de lui ; et, très excité, sortant de sa tenue,dépassant ses familiarités de père, il voulut la baiser sur lecou.
– Petite méchante, petite bête… Quand on a des cheveuxcomme ça, est-ce qu’on est si bête ? Venez donc ce soir, c’estpour rire.
Mais elle s’affolait, dans une révolte terrifiée, à l’approchede ce visage brûlant, dont elle sentait le souffle. Tout d’un coup,elle le poussa, d’un effort si rude, qu’il chancela et faillittomber sur la table. Une chaise heureusement le reçut ; tandisque le choc faisait rouler une carafe de vin, qui éclaboussa lacravate blanche et trempa le ruban rouge. Et il restait là, sanss’essuyer, étranglé de colère, devant une brutalité pareille.Comment ! lorsqu’il ne s’attendait à rien, lorsqu’il n’ymettait pas ses forces et qu’il cédait simplement à sabonté !
– Ah ! mademoiselle, vous vous en repentirez, paroled’honneur !
Denise s’était enfuie. Justement, la cloche sonnait ; et,troublée, encore frémissante, elle oublia Robineau, elle remonta aucomptoir. Puis, elle n’osa plus redescendre. Comme le soleil,l’après-midi, chauffait la façade de la place Gaillon, on étouffaitdans les salons de l’entresol, malgré les stores. Quelques clientesvinrent, mirent ces demoiselles en nage, sans rien acheter. Tout lerayon bâillait, sous les grands yeux somnolents deMme Aurélie. Enfin, vers trois heures, Denise,voyant la première s’assoupir, fila doucement, reprit sa course àtravers le magasin, de son air affairé. Pour dépister les curieux,qui pouvaient la suivre du regard, elle ne descendit pasdirectement à la soie ; d’abord, elle parut avoir affaire auxdentelles, elle aborda Deloche, lui demanda un renseignement ;ensuite, au rez-de-chaussée, elle traversa la rouennerie, et elleentrait aux cravates, lorsqu’un sursaut de surprise l’arrêta net.Jean était devant elle.
– Comment ! c’est toi ? murmura-t-elle toutepâle.
Il avait gardé sa blouse de travail, et il était nu-tête, avecses cheveux blonds en désordre, dont les frisures coulaient sur sapeau de fille. Debout devant un casier de minces cravates noires,il semblait réfléchir profondément.
– Que fais-tu là ? reprit-elle.
– Dame ! répondit-il, je t’attendais… Tu me défends devenir. Alors, je suis bien entré, mais je n’ai rien dit à personne.Oh ! tu peux être tranquille. Ne fais pas semblant de meconnaître, si tu veux.
Des vendeurs les regardaient déjà, l’air étonné. Jean baissa lavoix.
– Tu sais, elle a voulu m’accompagner. Oui, elle est sur laplace, devant la fontaine… Donne vite les quinze francs, ou noussommes fichus, aussi vrai que le soleil nous éclaire !
Alors, Denise fut saisie d’un grand trouble. On ricanait, onécoutait cette aventure. Et, comme un escalier du sous-sols’ouvrait derrière le rayon des cravates, elle y poussa son frère,elle le fit descendre vivement. En bas, il continua son histoire,embarrassé, cherchant les faits, craignant de n’être point cru.
– L’argent n’est pas pour elle. Elle est trop distinguée…Et son mari, ah ! bien, il se fiche joliment de quinzefrancs ! Pour un million, il n’autoriserait pas sa femme. Unfabricant de colle, te l’ai-je dit ? des gens extrêmementbien… Non, c’est pour une crapule, un ami à elle qui nous avus ; et, tu comprends, si je ne lui donne pas les quinzefrancs, ce soir…
– Tais-toi, murmura Denise. Tout à l’heure… Marchedonc !
Ils étaient descendus dans le service du départ. La morte-saisonendormait la vaste cave, sous le jour blafard des soupiraux. Il yfaisait froid, un silence tombait de la voûte. Mais pourtant ungarçon prenait, dans un des compartiments, les quelques paquetsdestinés au quartier de la Madeleine ; et, sur la grande tablede triage, Campion, le chef de service, était assis, les jambesballantes, les yeux ouverts.
Jean recommençait :
– Le mari qui a un grand couteau…
– Va donc ! répéta Denise, en le poussanttoujours.
Ils suivirent un des corridors étroits, où le gaz brûlaitcontinuellement. À droite et à gauche, au fond des caveaux obscurs,les marchandises des réserves entassaient des ombres derrière lespalissades. Enfin, elle s’arrêta contre une de ces claies de bois.Personne ne viendrait sans doute ; mais c’était défendu, etelle avait un frisson.
– Si cette crapule parle, reprit Jean, le mari qui a ungrand couteau…
– Où veux-tu que je trouve quinze francs ? s’écriaDenise désespérée. Tu ne peux donc pas être raisonnable ? Ilt’arrive sans cesse des choses si drôles !
Il se frappa la poitrine. Au milieu de ses inventionsromanesques, lui-même ne savait plus l’exacte vérité. Ildramatisait simplement ses besoins d’argent, il y avait toujours aufond quelque nécessité immédiate.
– Sur ce que j’ai de plus sacré, cette fois c’est bienvrai… Je la tenais comme ça, et elle m’embrassait…
Elle le fit taire de nouveau, elle se fâcha, torturée, poussée àbout.
– Je ne veux pas savoir. Garde pour toi ta mauvaiseconduite. C’est trop vilain, entends-tu !… Et tu me tourmenteschaque semaine, je me tue à t’entretenir de pièces de cent sous.Oui, je passe les nuits… Sans compter que tu enlèves le pain de labouche de ton frère.
Jean restait béant, la face pâle. Comment ! c’étaitvilain ? et il ne comprenait pas, il avait depuis l’enfancetraité sa sœur en camarade, il lui semblait bien naturel de viderson cœur. Mais ce qui l’étranglait surtout, c’était d’apprendrequ’elle passait les nuits. L’idée qu’il la tuait et qu’il mangeaitla part de Pépé, le bouleversa tellement, qu’il se mit àpleurer.
– Tu as raison, je suis un chenapan, cria-t-il. Mais cen’est pas vilain, va ! au contraire, et voilà pourquoi onrecommence… Celle-là, vois-tu, a déjà vingt ans. Elle croyait rire,parce que j’en ai à peine dix-sept… Mon Dieu ! que je suisdonc furieux contre moi ! Je me flanquerais desgifles !
Il lui avait pris les mains, il les baisait, les mouillait delarmes.
– Donne-moi les quinze francs, ce sera la dernière fois, jete le jure… Ou bien, non ! ne me donne rien, j’aime mieuxmourir. Si le mari m’assassine, tu seras bien débarrassée.
Et, comme elle aussi pleurait, il eut un remords.
– Je dis ça, je n’en sais rien. Peut-être qu’il ne veuttuer personne. Nous nous arrangerons, je te le promets, petitesœur. Allons, adieu, je pars.
Mais un bruit de pas, au bout du corridor, les inquiéta. Elle leramena contre la réserve, dans un coin d’ombre. Pendant un instant,ils n’entendirent plus que le sifflement d’un bec de gaz, prèsd’eux. Puis, les pas se rapprochèrent ; et, en allongeant latête, elle reconnut l’inspecteur Jouve, qui venait de s’engagerdans le corridor, de son air raide. Passait-il par hasard ?quelqu’autre surveillant, de planton à la porte, l’avait-ilaverti ? Elle fut prise d’une telle crainte, qu’elle perdit latête ; et elle poussa Jean hors du trou de ténèbres où ils secachaient, le chassa devant elle, balbutia :
– Va-t’en ! va-t’en !
Tous deux galopaient, en entendant derrière leurs talons lesouffle du père Jouve, qui s’était mis également à courir. Ilstraversèrent de nouveau le service du départ, ils arrivèrent aupied de l’escalier dont la cage vitrée débouchait sur la rue de laMichodière.
– Va-t’en ! répétait Denise, va-t’en !… Si jepeux, je t’enverrai les quinze francs tout de même.
Jean, étourdi, se sauva. Hors d’haleine, l’inspecteur, quiarrivait, distingua seulement un coin de la blouse blanche et lesboucles des cheveux blonds, envolés dans le vent du trottoir. Uninstant, il souffla, pour retrouver la correction de sa tenue. Ilavait une cravate blanche toute neuve, prise au rayon de lalingerie, et dont le nœud, très large, luisait comme une neige.
– Eh bien ! c’est propre, mademoiselle, dit-il, leslèvres tremblantes. Oui, c’est propre, c’est très propre… Si vousespérez que je vais tolérer, dans le sous-sol, des choses sipropres.
Et il la poursuivait de ce mot, tandis qu’elle remontait aumagasin, la gorge serrée d’émotion, sans trouver une parole dedéfense. Maintenant, elle était désolée d’avoir couru. Pourquoi nepas s’expliquer, montrer son frère ? On allait encores’imaginer des vilenies ; et elle aurait beau jurer, on ne lacroirait pas. Une fois de plus, elle oublia Robineau, elle rentradirectement au comptoir.
Sans attendre, Jouve se rendit à la direction, pour faire sonrapport. Mais le garçon de service lui dit que le directeur étaitavec M. Bourdoncle et M. Robineau : tous troiscausaient depuis un quart d’heure. La porte, d’ailleurs, restaitentrouverte ; on entendait Mouret demander gaiement au commiss’il venait de passer de bonnes vacances ; il n’étaitnullement question d’un renvoi, la conversation au contraire tombasur certaines mesures à prendre dans le rayon.
– Vous désirez quelque chose, monsieur Jouve ? criaMouret. Entrez donc.
Mais un instinct avertit l’inspecteur. Bourdoncle étant sorti,Jouve préféra tout lui conter. Lentement, ils suivirent la galeriedes châles, marchant côte à côte, l’un penché et parlant très bas,l’autre écoutant, sans qu’un trait de son visage sévère laissâtvoir ses impressions.
– C’est bien, finit par dire ce dernier.
Et, comme ils étaient arrivés devant les confections, il entra.Justement, Mme Aurélie se fâchait contre Denise.D’où venait-elle encore ? cette fois, elle ne dirait peut-êtrepas qu’elle était montée à l’atelier. Vraiment, ces disparitionscontinuelles ne pouvaient se tolérer davantage.
– Madame Aurélie ! appela Bourdoncle.
Il se décidait à un coup de force, il ne voulait pas consulterMouret, de peur d’une faiblesse. La première s’avança, et denouveau l’histoire fut contée à voix basse. Tout le rayonattendait, flairant une catastrophe. Enfin,Mme Aurélie se tourna, l’air solennel.
– Mademoiselle Baudu…
Et son masque empâté d’empereur avait l’immobilité inexorable dela toute-puissance.
– Passez à la caisse !
La terrible phrase sonna très haut, dans le rayon alors vide declientes. Denise était demeurée droite et blanche, sans un souffle.Puis, elle eut des mots entrecoupés.
– Moi ! moi !… Pourquoi donc ? qu’ai-jefait ?
Bourdoncle répondit durement qu’elle le savait, qu’elle feraitmieux de ne pas provoquer une explication ; et il parla descravates, et il dit que ce serait joli, si toutes ces demoisellesvoyaient des hommes dans le sous-sol.
– Mais c’est mon frère ! cria-t-elle avec la colèredouloureuse d’une vierge violentée.
Marguerite et Clara se mirent à rire, tandis queMme Frédéric, si discrète d’habitude, hochaitégalement la tête d’un air incrédule. Toujours son frère !c’était bête à la fin ! Alors, Denise les regarda tous :Bourdoncle, qui dès la première heure ne voulait pas d’elle ;Jouve, resté là pour témoigner, et dont elle n’attendait aucunejustice ; puis, ces filles qu’elle n’avait pu toucher par neufmois de courage souriant, ces filles heureuses enfin de la pousserdehors. À quoi bon se débattre ? pourquoi vouloir s’imposer,quand personne ne l’aimait ? Et elle s’en alla sans ajouterune parole, elle ne jeta même pas un dernier regard, dans ce salonoù elle avait lutté si longtemps.
Mais, dès qu’elle fut seule, devant la rampe du hall, unesouffrance plus vive serra son cœur. Personne ne l’aimait, et lapensée brusque de Mouret venait de lui ôter toute sa résignation.Non ! elle ne pouvait accepter un pareil renvoi. Peut-êtrecroirait-il cette vilaine histoire, ce rendez-vous avec un homme,au fond des caves. Une honte la torturait à cette idée, uneangoisse dont elle n’avait jamais encore senti l’étreinte. Ellevoulait l’aller trouver, elle lui expliquerait les choses, pour lerenseigner simplement ; car il lui était égal de partir,lorsqu’il saurait la vérité. Et son ancienne peur, le frisson quila glaçait devant lui, éclatait soudain en un besoin ardent de levoir, de ne point quitter la maison, sans lui jurer qu’elle n’avaitpas appartenu à un autre.
Il était près de cinq heures, le magasin reprenait un peu devie, dans l’air rafraîchi du soir. Vivement, elle se dirigea versla direction. Mais, lorsqu’elle fut devant la porte du cabinet, unetristesse désespérée l’envahit de nouveau. Sa langues’embarrassait, l’écrasement de l’existence retombait sur sesépaules. Il ne la croirait pas, il rirait comme les autres ;et cette crainte la fit défaillir. C’était fini, elle serait mieuxseule, disparue, morte. Alors, sans même prévenir Deloche niPauline, elle passa tout de suite à la caisse.
– Mademoiselle, dit l’employé, vous avez vingt-deux jours,ça fait dix-huit francs soixante-dix auxquels il faut ajouter septfrancs de tant pour cent et de guelte. C’est bien votre compte,n’est-ce pas ?
– Oui, monsieur… Merci.
Et Denise s’en allait avec son argent, lorsqu’elle rencontraenfin Robineau. Il avait appris déjà le renvoi, il lui promit deretrouver l’entrepreneuse de cravates. Tout bas, il la consolait,il s’emportait : quelle existence ! se voir à lacontinuelle merci d’un caprice ! être jeté dehors d’une heureà l’autre, sans pouvoir même exiger les appointements du moisentier ! Denise monta prévenir Mme Cabin,qu’elle tâcherait de faire prendre sa malle dans la soirée. Cinqheures sonnaient, lorsqu’elle se trouva sur le trottoir de la placeGaillon, étourdie, au milieu des fiacres et de la foule.
Le soir même, comme Robineau rentrait chez lui, il reçut unelettre de la direction, l’avertissant en quatre lignes que, pourdes raisons d’ordre intérieur, elle se voyait forcée de renoncer àses services. Il était depuis sept ans dans la maison ;l’après-midi encore, il avait causé avec ces messieurs ; cefut un coup de massue. Hutin et Favier chantaient victoire à lasoie, aussi bruyamment que Marguerite et Clara triomphaient auxconfections. Bon débarras ! les coups de balai font de laplace ! Seuls, quand ils se rencontraient, à travers la cohuedes rayons, Deloche et Pauline échangeaient des mots navrés,regrettant Denise, si douce, si honnête.
– Ah ! disait le jeune homme, si elle réussissaitjamais autre part, je voudrais qu’elle rentrât ici, pour leurmettre le pied sur la gorge, à toutes ces pasgrand-chose !
Et ce fut Bourdoncle qui, dans cette affaire, supporta le chocviolent de Mouret. Lorsque ce dernier apprit le renvoi de Denise,il entra dans une grande irritation. D’habitude, il s’occupait fortpeu du personnel ; mais il affecta cette fois de voir là unempiétement de pouvoir, une tentative d’échapper à son autorité.Est-ce qu’il n’était plus le maître, par hasard, pour qu’on sepermît de donner des ordres ? Tout devait lui passer sous lesyeux, absolument tout ; et il briserait comme une paillequiconque résisterait. Puis, quand il eut fait une enquêtepersonnelle, dans un tourment nerveux qu’il ne pouvait cacher, ilse fâcha de nouveau. Elle ne mentait pas, cette pauvre fille :c’était bien son frère, Campion l’avait parfaitement reconnu.Alors, pourquoi la renvoyer ? Il parla même de lareprendre.
Cependant, Bourdoncle, fort de sa résistance passive, pliaitl’échine sous la bourrasque. Il étudiait Mouret. Enfin, un jour oùil le vit plus calme, il osa dire, d’une voixparticulière :
– Il vaut mieux pour tout le monde qu’elle soit partie.
Mouret resta gêné, le sang au visage.
– Ma foi, répondit-il en riant, vous avez peut-être raison…Descendons voir la vente. Ça remonte, on a fait près de cent millefrancs, hier.

Au bonheur des dames CHAPITRE 5


Chapitre 5


Le lendemain, Denise était descendue au rayon depuis unedemi-heure à peine, lorsque Mme Aurélie lui dit desa voix brève :
– Mademoiselle, on vous demande à la direction.
La jeune fille trouva Mouret seul, assis dans le grand cabinettendu de reps vert. Il venait de se rappeler « la malpeignée », comme la nommait Bourdoncle ; et lui quirépugnait d’ordinaire au rôle de gendarme, il avait eu l’idée de lafaire comparaître pour la secouer un peu, si elle était toujoursfagotée en provinciale. La veille, malgré sa plaisanterie, il avaitéprouvé devant Mme Desforges, une contrariétéd’amour-propre, en voyant discuter l’élégance d’une de sesvendeuses. C’était, chez lui, un sentiment confus, un mélange desympathie et de colère.
– Mademoiselle, commença-t-il, nous vous avions prise parégard pour votre oncle, et il ne faut pas nous mettre dans latriste nécessité…
Mais il s’arrêta. En face de lui, de l’autre côté du bureau,Denise se tenait droite, sérieuse et pâle. Sa robe de soie n’étaitplus trop large, serrant sa taille ronde, moulant les lignes puresde ses épaules de vierge ; et, si sa chevelure, nouée engrosses tresses, restait sauvage, elle tâchait du moins de secontenir. Après s’être endormie toute vêtue, les yeux épuisés delarmes, la jeune fille, en se réveillant vers quatre heures, avaiteu honte de cette crise de sensibilité nerveuse. Et elle s’étaitmise immédiatement à rétrécir la robe, elle avait passé une heuredevant l’étroit miroir, le peigne dans ses cheveux, sans pouvoirles réduire, comme elle l’aurait voulu.
– Ah ! Dieu merci ! murmura Mouret, vous êtesmieux, ce matin… Seulement, ce sont encore ces diablesses demèches !
Il s’était levé, il vint corriger sa coiffure, du même gestefamilier dont Mme Aurélie avait essayé de le fairela veille.
– Tenez ! rentrez donc ça derrière l’oreille… Lechignon est trop haut.
Elle n’ouvrait pas la bouche, elle se laissait arranger. Malgréson serment d’être forte, elle était arrivée toute froide dans lecabinet, avec la certitude qu’on l’appelait pour lui signifier sonrenvoi. Et l’évidente bienveillance de Mouret ne la rassurait pas,elle continuait à le redouter, à ressentir près de lui ce malaisequ’elle expliquait par un trouble bien naturel, devant l’hommepuissant dont sa destinée dépendait. Quand il la vit si tremblantesous ses mains qui lui effleuraient la nuque, il eut regret de cemouvement d’obligeance, car il craignait surtout de perdre sonautorité.
– Enfin, mademoiselle, reprit-il en mettant de nouveau lebureau entre elle et lui, tâchez de veiller sur votre tenue. Vousn’êtes plus à Valognes, étudiez nos Parisiennes… Si le nom de votreoncle a suffi pour vous ouvrir notre maison, je veux croire quevous tiendrez ce que votre personne m’a semblé promettre. Lemalheur est que tout le monde ici ne partage point mon avis… Vousvoilà prévenue, n’est-ce pas ? Ne me faites pas mentir.
Il la traitait en enfant, avec plus de pitié que de bonté, sacuriosité du féminin simplement mise en éveil par la femmetroublante qu’il sentait naître chez cette enfant pauvre etmaladroite. Et elle, pendant qu’il la sermonnait, ayant aperçu leportrait de Mme Hédouin, dont le beau visagerégulier souriait gravement dans le cadre d’or, se trouvait reprised’un frisson, malgré les paroles encourageantes qu’il luiadressait. C’était la dame morte, celle que le quartier l’accusaitd’avoir tuée, pour fonder la maison sur le sang de ses membres.
Mouret parlait toujours.
– Allez, dit-il enfin, assis et continuant à écrire.
Elle s’en alla, elle eut dans le corridor un soupir de profondsoulagement.
À partir de ce jour, Denise montra son grand courage. Sous lescrises de sa sensibilité, il y avait une raison sans cesseagissante, toute une bravoure d’être faible et seul, s’obstinantgaiement au devoir qu’elle s’imposait. Elle faisait peu de bruit,elle allait devant elle, droit à son but, par-dessus lesobstacles ; et cela simplement, naturellement, car sa naturemême était dans cette douceur invincible.
D’abord, elle eut à surmonter les terribles fatigues du rayon.Les paquets de vêtements lui cassaient les bras, au point que,pendant les six premières semaines, elle criait la nuit en seretournant, courbaturée, les épaules meurtries. Mais elle souffritplus encore de ses souliers, de gros souliers apportés de Valognes,et que le manque d’argent l’empêchait de remplacer par des bottineslégères. Toujours debout, piétinant du matin au soir, grondée si onla voyait s’appuyer une minute contre la boiserie, elle avait lespieds enflés, des petits pieds de fillette qui semblaient broyésdans des brodequins de torture ; les talons battaient defièvre, la plante s’était couverte d’ampoules, dont la peauarrachée se collait à ses bas. Puis, elle éprouvait un délabrementdu corps entier, les membres et les organes tirés par cettelassitude des jambes, de brusques troubles dans son sexe de femme,que trahissaient les pâles couleurs de sa chair. Et elle, si mince,l’air si fragile, résista, pendant que beaucoup de vendeusesdevaient quitter les nouveautés, atteintes de maladies spéciales.Sa bonne grâce à souffrir, l’entêtement de sa vaillance lamaintenaient souriante et droite, lorsqu’elle défaillait, à bout deforces, épuisée par un travail auquel des hommes auraientsuccombé.
Ensuite, son tourment fut d’avoir le rayon contre elle. Aumartyre physique s’ajoutait la sourde persécution de ses camarades.Après deux mois de patience et de douceur, elle ne les avait pasencore désarmées. C’étaient des mots blessants, des inventionscruelles, une mise à l’écart qui la frappait au cœur, dans sonbesoin de tendresse. On l’avait longtemps plaisantée sur son débutfâcheux ; les mots de « sabot », de « tête depioche » circulaient, celles qui manquaient une vente étaientenvoyées à Valognes, elle passait enfin pour la bête du comptoir.Puis, lorsqu’elle se révéla plus tard comme une vendeuseremarquable, au courant désormais du mécanisme de la maison, il yeut une stupeur indignée ; et, à partir de ce moment, cesdemoiselles s’entendirent de manière à ne jamais lui laisser unecliente sérieuse. Marguerite et Clara la poursuivaient d’une haineinstinctive, serraient les rangs pour ne pas être mangées par cettenouvelle venue, qu’elles redoutaient sous leur affectation dedédain. Quant à Mme Aurélie, elle était blessée dela réserve fière de la jeune fille, qui ne tournait pas autour desa jupe d’un air d’admiration caressante ; aussil’abandonnait-elle aux rancunes de ses favorites, des préférées desa cour, toujours agenouillées, occupées à la nourrir d’uneflatterie continue, dont sa forte personne autoritaire avait besoinpour s’épanouir. Un instant, la seconde,Mme Frédéric, parut ne pas entrer dans lecomplot ; mais ce devait être par inadvertance, car elle semontra également dure, dès qu’elle s’aperçut des ennuis où sesbonnes manières pouvaient la mettre. Alors, l’abandon fut complet,toutes s’acharnèrent sur « la mal peignée », celle-civécut dans une lutte de chaque heure, n’arrivant avec tout soncourage qu’à se maintenir au rayon, difficilement.
Maintenant, telle était sa vie. Il lui fallait sourire, faire labrave et la gracieuse, dans une robe de soie qui ne lui appartenaitpoint ; et elle agonisait de fatigue, mal nourrie, maltraitée, sous la continuelle menace d’un renvoi brutal. Sa chambreétait son unique refuge, le seul endroit où elle s’abandonnaitencore à des crises de larmes, lorsqu’elle avait trop souffertdurant le jour. Mais un froid terrible y tombait du zinc de latoiture, couverte des neiges de décembre ; elle devait sepelotonner dans son lit, jeter tous ses vêtements sur elle, pleurersous la couverture, pour que la gelée ne lui gerçât pas le visage.Mouret ne lui adressait plus la parole. Quand elle rencontrait leregard sévère de Bourdoncle pendant le service, elle était prised’un tremblement, car elle sentait en lui un ennemi naturel, qui nelui pardonnerait pas la plus légère faute. Et, au milieu de cettehostilité générale, l’étrange bienveillance de l’inspecteur Jouvel’étonnait ; s’il la trouvait à l’écart, il lui souriait,cherchait un mot aimable ; deux fois, il lui avait évité desréprimandes, sans qu’elle lui en témoignât de la gratitude, plustroublée que touchée de sa protection.
Un soir, après le dîner, comme ces demoiselles rangeaient lesarmoires, Joseph vint avertir Denise qu’un jeune homme lademandait, en bas. Elle descendit, très inquiète.
– Tiens ! dit Clara, la mal peignée a donc unamoureux ?
– Faut avoir faim, dit Marguerite.
En bas, sous la porte, Denise trouva son frère Jean. Elle luiavait formellement défendu de se présenter ainsi au magasin, ce quiproduisait le plus mauvais effet. Mais elle n’osa le gronder,tellement il paraissait hors de lui, sans casquette, essouffléd’être venu en courant du faubourg du Temple.
– As-tu dix francs ? balbutia-t-il. Donne-moi dixfrancs ou je suis un homme perdu.
Ce grand galopin aux cheveux blonds envolés, était si drôle,avec son beau visage de fille, en lançant cette phrase demélodrame, qu’elle aurait souri, sans l’angoisse où la mettait lademande d’argent.
– Comment ! dix francs ? murmura-t-elle. Qu’ya-t-il donc ?
Il rougit, il expliqua qu’il avait rencontré la sœur d’uncamarade. Denise le fit taire, gagnée par son embarras, n’ayant pasbesoin d’en savoir davantage. À deux reprises, il était accourudéjà pratiquer des emprunts semblables ; mais il s’agissaitseulement, la première fois de vingt-cinq sous, et la seconde detrente sous. Toujours il retombait dans des histoires de femme.
– Je ne peux pas te donner dix francs, reprit-elle. Le moisde Pépé n’est pas encore payé, et j’ai tout juste l’argent. Il merestera à peine de quoi acheter des bottines dont j’ai grandbesoin… À la fin, tu n’es pas raisonnable, Jean. C’est trèsmal.
– Alors, je suis perdu, répéta-t-il avec un geste tragique.Écoute, petite sœur : c’est une grande brune, nous sommesallés au café en compagnie du frère, moi je ne me doutais pas queles consommations…
Elle dut l’interrompre de nouveau, et comme des larmes montaientaux yeux du cher écervelé, elle tira son porte-monnaie, en sortitune pièce de dix francs, qu’elle lui glissa dans la main. Tout desuite, il se mit à rire.
– Je savais bien… Mais, parole d’honneur ! jamais plusdésormais ! Il faudrait être un fameux chenapan.
Et il reprit sa course, après l’avoir baisée sur les joues commeun fou. Dans le magasin, des employés s’étonnaient.
Cette nuit-là, Denise dormit d’un mauvais sommeil. Depuis sonentrée au Bonheur des Dames, l’argent était son cruel souci. Ellerestait toujours au pair, sans appointements fixes ; et, commeces demoiselles du rayon l’empêchaient de vendre, elle arrivaittout juste à payer la pension de Pépé, grâce aux clientes sansconséquence qu’on lui abandonnait. C’était pour elle une misèrenoire, la misère en robe de soie. Souvent elle devait passer lanuit, elle entretenait son mince trousseau, reprisant son linge,raccommodant ses chemises comme de la dentelle ; sans compterqu’elle avait posé des pièces à ses souliers, aussi adroitementqu’un cordonnier aurait pu le faire. Elle risquait des lessivesdans sa cuvette. Mais sa vieille robe de laine l’inquiétaitsurtout ; elle n’en avait pas d’autres, elle était forcée dela remettre chaque soir, quand elle quittait la soie d’uniforme, cequi l’usait terriblement ; une tache lui donnait la fièvre, lemoindre accroc devenait une catastrophe. Et rien à elle, pas unsou, pas de quoi acheter les menus objets dont une femme abesoin ; elle avait dû attendre quinze jours pour renouvelersa provision de fil et d’aiguilles. Aussi étaient-ce des désastres,lorsque Jean, avec ses histoires d’amour, tombait tout d’un coup etsaccageait le budget. Une pièce de vingt sous emportée creusait ungouffre. Quant à trouver dix francs le lendemain, il ne fallait pasy songer un instant. Jusqu’au petit jour, elle eut des cauchemars,Pépé jeté à la rue, tandis qu’elle retournait les pavés de sesdoigts meurtris, pour voir s’il n’y avait pas de l’argentdessous.
Le lendemain, justement, elle eut à sourire, à jouer son rôle defille bien mise. Des clientes connues vinrent au rayon,Mme Aurélie l’appela plusieurs fois, lui jeta surles épaules des manteaux, afin qu’elle en fit valoir les coupesnouvelles. Et, tandis qu’elle se cambrait, avec des grâces imposéesde gravures de mode, elle songeait aux quarante francs de lapension de Pépé, qu’elle avait promis de payer le soir. Elle sepasserait bien encore de bottines, ce mois-là ; mais, enjoignant même aux trente francs qui lui restaient, les quatrefrancs mis de côté sou à sou, cela ne lui ferait jamais quetrente-quatre francs ; et, où prendrait-elle six francs pourcompléter la somme ? C’était une angoisse dont son cœurdéfaillait.
– Remarquez, les épaules sont libres, disaitMme Aurélie. C’est très distingué et très commode…Mademoiselle peut croiser les bras.
– Oh ! parfaitement, répétait Denise, qui gardait unair aimable. On ne le sent pas… Madame en sera contente.
Maintenant, elle se reprochait d’être allée, l’autre dimanche,chercher Pépé chez Mme Gras, pour le promener auxChamps-Élysées. Le pauvre enfant sortait si rarement avecelle ! Mais il avait fallu lui acheter du pain d’épice et unepelle, puis le mener voir Guignol ; et tout de suite celaétait monté à vingt-neuf sous. Vraiment, Jean ne songeait guère aupetit, lorsqu’il faisait des sottises. Ensuite, tout retombait surelle.
– Du moment qu’il ne plaît pas à madame…, reprenait lapremière. Tenez ! mademoiselle, mettez la rotonde, afin quemadame juge.
Et Denise marchait à petits pas, la rotonde aux épaules, endisant :
– Elle est plus chaude… C’est la mode de cette année.
Jusqu’au soir, derrière sa bonne grâce de métier, elle setortura ainsi pour savoir où trouver de l’argent. Ces demoiselles,débordées, lui laissèrent faire une vente importante ; mais onétait au mardi, il fallait attendre quatre jours, avant de toucherla semaine. Après le dîner, elle résolut de remettre au lendemainsa visite chez Mme Gras. Elle s’excuserait, diraitavoir été retenue ; et d’ici là, peut-être aurait-elle les sixfrancs.
Comme Denise évitait les moindres dépenses, elle montait secoucher de bonne heure. Que pouvait-elle faire sur les trottoirs,sans un sou, avec sa sauvagerie, et toujours inquiétée par lagrande ville, où elle ne connaissait que les rues voisines dumagasin ? Après s’être risquée jusqu’au Palais-Royal, pourprendre l’air, elle rentrait vite, s’enfermait, se mettait à coudreou à savonner. C’était, le long du couloir des chambres, unepromiscuité de caserne, des filles souvent peu soignées, descommérages d’eaux de toilette et de linges sales, toute une aigreurqui se dépensait en brouilles et en raccommodements continuels. Dureste, défense de remonter pendant le jour ; elles ne vivaientpas là, elles y logeaient la nuit, n’y rentrant le soir qu’à ladernière minute, s’en échappant le matin, endormies encore, malréveillées par un débarbouillage rapide ; et ce coup de ventqui balayait sans cesse le couloir, la fatigue des treize heures detravail qui les jetait au lit sans un souffle, achevaient dechanger les combles en une auberge traversée par la maussaderieéreintée d’une débandade de voyageurs. Denise n’avait pas d’amie.De toutes ces demoiselles, une seule, Pauline Cugnot, luitémoignait quelque tendresse ; et encore, les rayons desconfections et de la lingerie, installés côte à côte, se trouvanten guerre ouverte, la sympathie des deux vendeuses avait dûjusque-là se borner à de rares paroles, échangées en courant.Pauline occupait bien une chambre voisine, à droite de la chambrede Denise ; mais, comme elle disparaissait au sortir de tableet ne revenait pas avant onze heures, cette dernière l’entendaitseulement se mettre au lit, sans jamais la rencontrer, en dehorsdes heures de travail.
Cette nuit-là, Denise s’était résignée à faire de nouveau lecordonnier. Elle tenait ses souliers, les examinait, regardaitcomment elle pourrait les mener au bout du mois. Enfin, avec uneforte aiguille, elle avait pris le parti de recoudre les semelles,qui menaçaient de quitter l’empeigne. Pendant ce temps, un col etdes manches trempaient dans la cuvette, pleine d’eau de savon.
Chaque soir, elle entendait les mêmes bruits, ces demoisellesqui rentraient une à une, de courtes conversations chuchotées, desrires, parfois des querelles, qu’on étouffait. Puis, les litscraquaient, il y avait des bâillements ; et les chambrestombaient à un lourd sommeil. Sa voisine de gauche rêvait souventtout haut, ce qui l’avait effrayée d’abord. Peut-être, d’autres, àson exemple, veillaient-elles pour se raccommoder, malgré lerèglement ; mais ce devait être avec les précautions qu’elleprenait elle-même, les gestes ralentis, les moindres chocs évités,car un silence frissonnant sortait seul des portes closes.
Onze heures étaient sonnées depuis dix minutes, lorsqu’un bruitde pas lui fit lever la tête. Encore une de ces demoiselles qui setrouvait en retard ! Et elle reconnut Pauline, en entendantcelle-ci ouvrir la porte d’à côté. Mais elle demeurastupéfaite : la lingère revenait doucement et frappait chezelle.
– Dépêchez-vous, c’est moi.
Il était défendu aux vendeuses de se recevoir dans leurschambres. Aussi Denise tourna-t-elle la clef vivement, pour que savoisine ne fût pas surprise par Mme Cabin, quiveillait à la stricte observation du règlement.
– Elle était là ? demanda-t-elle en refermant laporte.
– Qui ? Mme Cabin ? dit Pauline.Oh ! ce n’est pas d’elle que j’ai peur… Avec centsous !
Puis, elle ajouta :
– Voici longtemps que je veux causer. En bas, on ne peutjamais… Puis, vous m’avez eu l’air si triste, ce soir, àtable !
Denise la remerciait, la priait de s’asseoir, touchée de son airbonne fille. Mais, dans le trouble où cette visite imprévue lamettait, elle n’avait pas lâché le soulier qu’elle était en trainde recoudre ; et les yeux de Pauline tombèrent sur ce soulier.Elle hocha la tête, regarda autour d’elle, aperçut les manches etle col dans la cuvette.
– Ma pauvre enfant, je m’en doutais, reprit-elle.Allez ! je connais ça. Dans les premiers temps, quand je suisarrivée de Chartres, et que le père Cugnot ne m’envoyait pas unsou, j’en ai lavé de ces chemises ! Oui, oui, jusqu’à meschemises ! J’en avais deux, vous en auriez toujours trouvé unequi trempait.
Elle s’était assise, essoufflée d’avoir couru. Sa large face,aux petits yeux vifs, à la grande bouche tendre, avait une grâce,sous l’épaisseur des traits. Et, sans transition, tout d’un coup,elle conta son histoire : sa jeunesse au moulin, le pèreCugnot ruiné par un procès, et qui l’avait envoyée à Paris fairefortune, avec vingt francs dans la poche ; ensuite, ses débutscomme vendeuse, d’abord au fond d’un magasin des Batignolles, puisau Bonheur des Dames, de terribles débuts, toutes les blessures ettoutes les privations ; enfin, sa vie actuelle, les deux centsfrancs qu’elle gagnait par mois, les plaisirs qu’elle prenait,l’insouciance où elle laissait couler ses journées. Des bijoux, unebroche, une chaîne de montre, luisaient sur sa robe de drap grosbleu, pincée coquettement à la taille ; et elle souriait soussa toque de velours, ornée d’une grande plume grise.
Denise était devenue très rouge, avec son soulier. Elle voulaitbalbutier une explication.
– Puisque ça m’est arrivé ! répéta Pauline. Voyons, jesuis votre aînée, j’ai vingt-six ans et demi, sans que celaparaisse… Contez-moi vos petites affaires.
Alors, Denise céda, devant cette amitié qui s’offrait sifranchement. Elle s’assit en jupon, un vieux châle noué sur lesépaules, près de Pauline en toilette ; et une bonne causeries’engagea entre elles. Il gelait dans la chambre, le froid semblaity couler des murs mansardés, d’une nudité de prison ; maiselles ne s’apercevaient pas que leurs doigts avaient l’onglée,elles étaient toutes à leurs confidences. Peu à peu, Denise selivra, parla de Jean et de Pépé, dit combien la question d’argentla torturait ; ce qui les amena toutes deux à tomber sur cesdemoiselles des confections. Pauline se soulageait.
– Oh ! les mauvaises teignes ! Si elles seconduisaient en bonnes camarades, vous pourriez vous faire plus decent francs.
– Tout le monde m’en veut, sans que je sache pourquoi,disait Denise gagnée par les larmes. Ainsi M. Bourdoncle estsans cesse à me guetter, pour me prendre en faute, comme si je legênais… Il n’y a guère que le père Jouve…
L’autre l’interrompit.
– Ce vieux singe d’inspecteur ! Ah ! ma chère, nevous y fiez point… Vous savez, les hommes qui ont des grands nezcomme ça ! Il a beau étaler sa décoration, on raconte unehistoire qu’il aurait eue chez nous, à la lingerie… Mais que vousêtes donc enfant de vous chagriner ainsi ! Est-ce malheureuxd’être si sensible ! Pardi ! ce qui vous arrive, arrive àtoutes : on vous fait payer la bienvenue.
Elle lui saisit les mains, elle l’embrassa, emportée par son boncœur. La question d’argent était plus grave. Certainement, unepauvre fille ne pouvait soutenir ses deux frères, payer la pensiondu petit et régaler les maîtresses du grand, en ramassant lesquelques sous douteux dont les autres ne voulaient point ; caril était à craindre qu’on ne l’appointât pas avant la reprise desaffaires, en mars.
– Écoutez, il est impossible que vous teniez le coupdavantage, dit Pauline. Moi, à votre place…
Mais un bruit, venu du corridor, la fit taire. C’était peut-êtreMarguerite, qu’on accusait de se promener en chemise de nuit, pourmoucharder le sommeil des autres. La lingère, qui serrait toujoursles mains de son amie, la regarda un moment en silence, l’oreilletendue. Puis, elle recommença très bas, d’un air de tendreconviction :
– Moi, à votre place, je prendrais quelqu’un.
– Comment, quelqu’un ? murmura Denise, sans comprendred’abord.
Lorsqu’elle eut compris, elle retira ses mains, elle resta toutesotte. Ce conseil la gênait comme une idée qui ne lui était jamaisvenue, et dont elle ne voyait pas l’avantage.
– Oh ! non, répondit-elle simplement.
– Alors, continua Pauline, vous ne vous en sortirez pas,c’est moi qui vous le dis !… Les chiffres sont là :quarante francs pour le petit, des pièces de cent sous de temps àautre au grand ; et vous ensuite, vous qui ne pouvez toujoursaller mise comme une pauvresse, avec des souliers dont cesdemoiselles plaisantent ; oui, parfaitement, vos souliers vousfont du tort… Prenez quelqu’un, ce sera beaucoup mieux.
– Non, répéta Denise.
– Eh bien ! vous n’êtes pas raisonnable… C’est forcé,ma chère, et si naturel ! Nous avons toutes passé par là. Moi,tenez ! j’étais au pair, comme vous. Pas un liard. On estcouchée et nourrie, bien sûr ; mais il y a la toilette, puisil est impossible de rester sans un sou, renfermée dans sa chambre,à regarder voler les mouches. Alors, mon Dieu ! il faut selaisser aller…
Et elle parla de son premier amant, un clerc d’avoué, qu’elleavait connu dans une partie, à Meudon. Après celui-là, elle s’étaitmise avec un employé des postes. Enfin, depuis l’automne, ellefréquentait un vendeur du Bon Marché, un grand garçon très gentil,chez lequel elle passait toutes ses heures libres. Jamais qu’un àla fois, du reste. Elle était honnête, elle s’indignait, lorsqu’onparlait de ces filles qui se donnent au premier venu.
– Je ne vous dis point de vous mal conduire, aumoins ! reprit-elle vivement. Ainsi je ne voudrais pas êtrerencontrée en compagnie de votre Clara, de peur qu’on ne m’accusâtde faire la noce comme elle. Mais, quand on est tranquillement avecquelqu’un, et qu’on n’a aucun reproche à s’adresser… Ça vous sembledonc vilain ?
– Non, répondit Denise. Ça ne me va pas, voilà tout.
Il y eut un nouveau silence. Dans la petite chambre glacée,toutes deux se souriaient, émues de cette conversation à voixbasse.
– Et puis, il faudrait d’abord avoir de l’amitié pourquelqu’un, reprit-elle, les joues roses.
La lingère fut très étonnée. Elle finit par rire, et ellel’embrassa une seconde fois, en disant :
– Mais, ma chérie, quand on se rencontre et qu’on seplaît ! Êtes-vous drôle ! On ne vous forcera pas… Voyons,voulez-vous que dimanche Baugé nous conduise quelque part à lacampagne ? Il amènera un de ses amis.
– Non, répéta Denise avec une douceur entêtée.
Alors, Pauline n’insista plus. Chacune était maîtresse d’agir àson goût. Ce qu’elle en avait dit, c’était par bonté de cœur, carelle éprouvait un véritable chagrin de voir si malheureuse unecamarade. Et, comme minuit allait sonner, elle se leva pour partir.Mais, auparavant, elle força Denise à accepter les six francs quilui manquaient, en la suppliant de ne pas se gêner, de ne lesrendre que lorsqu’elle gagnerait davantage.
– Maintenant, ajouta-t-elle, éteignez votre bougie, pourqu’on ne sache pas quelle porte s’ouvre… Vous la rallumerezensuite.
La bougie éteinte, toutes deux se serrèrent encore lesmains ; et Pauline fila légèrement, rentra chez elle, sanslaisser d’autres bruits que le frôlement de sa jupe, au milieu dusommeil, écrasé de fatigue, des autres petites chambres.
Avant de se mettre au lit, Denise voulut achever de recoudre sonsoulier et faire son savonnage. Le froid devenait plus vif, àmesure que la nuit avançait. Mais elle ne le sentait pas, cettecauserie avait remué tout le sang de son cœur. Elle n’était pointrévoltée, il lui semblait bien permis d’arranger l’existence commeon l’entendait, lorsqu’on se trouvait seule et libre sur la terre.Jamais elle n’avait obéi à des idées, sa raison droite et sa naturesaine la maintenaient simplement dans l’honnêteté où elle vivait.Vers une heure, elle se coucha enfin. Non, elle n’aimait personne.Alors, à quoi bon déranger sa vie, gâter le dévouement maternelqu’elle avait voué à ses deux frères ? Pourtant, elle nes’endormait pas, des frissons tièdes montaient à sa nuque,l’insomnie faisait passer devant ses paupières closes des formesindistinctes, qui s’évanouissaient dans la nuit.
À partir de ce moment, Denise s’intéressa aux histoires tendresde son rayon. En dehors des heures de gros travail, on y vivaitdans une préoccupation constante de l’homme. Des comméragescouraient, des aventures égayaient ces demoiselles pendant huitjours. Clara était un scandale, avait trois entreteneurs,disait-on, sans compter la queue d’amants de hasard, qu’elletraînait derrière elle ; et, si elle ne quittait pas lemagasin, où elle travaillait le moins possible, dans le dédain d’unargent gagné plus agréablement ailleurs, c’était pour se couvriraux yeux de sa famille ; car elle avait la continuelle terreurdu père Prunaire, qui menaçait de tomber à Paris lui casser lesbras et les jambes à coups de sabot. Au contraire, Marguerite seconduisait bien, on ne lui connaissait pas d’amoureux ; celacausait une surprise, toutes se racontaient son aventure, lescouches qu’elle était venue cacher à Paris ; alors, commentavait-elle pu faire cet enfant, si elle était vertueuse ? etcertaines parlaient d’un hasard, en ajoutant qu’elle se gardaitmaintenant pour son cousin de Grenoble. Ces demoisellesplaisantaient aussi Mme Frédéric, lui prêtaient desrelations discrètes avec de grands personnages ; la véritéétait qu’on ne savait rien de ses affaires de cœur ; elledisparaissait le soir, raidie dans sa maussaderie de veuve, l’airpressé, sans que personne pût dire où elle courait si fort. Quantaux passions de Mme Aurélie, à ses prétenduesfringales de jeunes hommes obéissants, elles étaient certainementfausses : on inventait cela entre vendeuses mécontentes,histoire de rire. Peut-être la première avait-elle témoignéautrefois trop de maternité à un ami de son fils, seulement elleoccupait aujourd’hui, dans les nouveautés, une situation de femmesérieuse, qui ne s’amusait plus à de pareils enfantillages. Puis,venait le troupeau, la débandade du soir, neuf sur dix que desamants attendaient à la porte ; c’était, sur la place Gaillon,le long de la rue de la Michodière et de la rueNeuve-Saint-Augustin, toute une faction d’hommes immobiles,guettant du coin de l’œil ; et, quand le défilé commençait,chacun tendait le bras, emmenait la sienne, disparaissait encausant, avec une tranquillité maritale.
Mais ce qui troubla le plus Denise, ce fut de surprendre lesecret de Colomban. À toute heure, elle le trouvait de l’autre côtéde la rue, sur le seuil du Vieil Elbeuf, les yeux levés et nequittant pas du regard ces demoiselles des confections. Quand il sesentait guetté par elle, il rougissait, détournait la tête, commes’il eût redouté que la jeune fille ne le vendît à sa cousineGeneviève, bien qu’il n’y eût plus aucun rapport entre les Baudu etleur nièce, depuis l’entrée de celle-ci au Bonheur des Dames.D’abord, elle le crut amoureux de Marguerite, à voir ses airstransis d’amant qui désespère, car Marguerite, sage et couchant aumagasin, n’était point commode. Puis, elle resta stupéfaite,lorsqu’elle acquit la certitude que les regards ardents du commiss’adressaient à Clara. Il y avait des mois qu’il brûlait ainsi, surle trottoir d’en face, sans trouver le courage de sedéclarer ; et cela pour une fille libre, qui demeurait rueLouis-le-Grand, qu’il aurait pu aborder, avant qu’elle s’en allâtchaque soir au bras d’un nouvel homme ! Clara elle-même neparaissait pas se douter de sa conquête. La découverte de Denisel’emplit d’une émotion douloureuse. Était-ce donc si bête,l’amour ? Quoi ! ce garçon qui avait tout un bonheur sousla main, et qui gâtait sa vie, et qui adorait une gueuse comme unsaint-sacrement ! À partir de ce jour, elle éprouva unserrement de cœur, chaque fois qu’elle aperçut, derrière lescarreaux verdâtres du Vieil Elbeuf, le profil pâle et souffrant deGeneviève.
Le soir, Denise songeait ainsi, en regardant ces demoiselless’en aller avec leurs amants. Celles qui ne couchaient pas auBonheur des Dames, disparaissaient jusqu’au lendemain, rapportaientà leurs rayons l’odeur du dehors dans leurs jupes, tout un inconnutroublant. Et la jeune fille devait parfois répondre par un sourireau signe de tête amical dont la saluait Pauline, que Baugéattendait régulièrement dès huit heures et demie, debout à l’anglede la fontaine Gaillon. Puis, après être sortie la dernière etavoir fait son tour furtif de promenade, toujours seule, elle étaitrentrée la première, elle travaillait ou se couchait, la têteoccupée d’un rêve, prise de curiosité sur cette existence de Paris,qu’elle ignorait. Certes, elle ne jalousait pas ces demoiselles,elle était heureuse de sa solitude, de cette sauvagerie où ellevivait enfermée, comme au fond d’un refuge ; mais sonimagination l’emportait, tâchait de deviner les choses, évoquaitles plaisirs sans cesse contés devant elle, les cafés, lesrestaurants, les théâtres, les dimanches passés sur l’eau et dansles guinguettes. Toute une fatigue d’esprit lui en restait, undésir mêlé de lassitude ; et il lui semblait être déjàrassasiée de ces amusements, dont elle n’avait jamais goûté.
Cependant, il y avait peu de place pour les songeriesdangereuses, au milieu de son existence de travail. Dans lemagasin, sous l’écrasement des treize heures de besogne, on nepensait guère à des tendresses, entre vendeurs et vendeuses. Si labataille continuelle de l’argent n’avait effacé les sexes, ilaurait suffi, pour tuer le désir, de la bousculade de chaqueminute, qui occupait la tête et rompait les membres. À peinepouvait-on citer quelques rares liaisons d’amour, parmi leshostilités et les camaraderies d’homme à femme, les coudoiementssans fin de rayon à rayon. Tous n’étaient plus que des rouages, setrouvaient emportés par le branle de la machine, abdiquant leurpersonnalité, additionnant simplement leurs forces, dans ce totalbanal et puissant de phalanstère. Au-dehors seulement, reprenait lavie individuelle, avec la brusque flambée des passions qui seréveillaient.
Denise vit pourtant un jour Albert Lhomme, le fils de lapremière, glisser un billet dans la main d’une demoiselle de lalingerie, après avoir traversé plusieurs fois le rayon, d’un aird’indifférence. On arrivait alors à la morte-saison d’hiver, qui vade décembre à février ; et elle avait des moments de repos,des heures passées debout, les yeux perdus dans les profondeurs dumagasin, à attendre les clientes. Les vendeuses des confectionsvoisinaient surtout avec les vendeurs des dentelles, sans quel’intimité forcée allât plus loin que des plaisanteries, échangéestout bas. Il y avait, aux dentelles, un second farceur quipoursuivait Clara de confidences abominables, simplement pour rire,si détaché au fond, qu’il n’essayait seulement pas de la retrouverdehors ; et c’étaient ainsi, d’un comptoir à l’autre, entreces messieurs et ces demoiselles, des coups d’œil d’intelligence,des mots qu’eux seuls comprenaient, parfois des causeriessournoises, le dos à demi tourné, l’air rêveur, pour donner lechange au terrible Bourdoncle. Quant à Deloche, longtemps il secontenta de sourire, en regardant Denise ; puis, ils’enhardit, lui murmura un mot d’amitié, lorsqu’il la coudoya. Lejour où elle aperçut le fils de Mme Aurélie donnantun billet à la lingère, Deloche justement lui demandait si elleavait bien déjeuné, par besoin de s’intéresser à elle, et netrouvant rien de plus aimable. Lui aussi vit la tache blanche de lalettre ; il regarda la jeune fille, tous deux rougirent decette intrigue nouée devant eux.
Mais Denise, sous ces haleines chaudes qui éveillaient peu à peula femme en elle, gardait encore sa paix d’enfant. Seule, larencontre de Hutin lui remuait le cœur. Du reste, ce n’était à sesyeux que de la reconnaissance, elle se croyait uniquement touchéede la politesse du jeune homme. Il ne pouvait amener une cliente aurayon, sans qu’elle demeurât confuse. Plusieurs fois, en revenantd’une caisse, elle se surprit faisant un détour, traversantinutilement le comptoir des soieries, la gorge gonflée d’émotion.Un après-midi, elle y trouva Mouret qui semblait la suivre d’unsourire. Il ne s’occupait plus d’elle, ne lui adressait de loin enloin une parole que pour la conseiller sur sa toilette et laplaisanter, en fille manquée, en sauvage qui tenait du garçon etdont il ne tirerait jamais une coquette, malgré sa science d’hommeà bonnes fortunes ; même il en riait, il descendait jusqu’àdes taquineries, sans vouloir s’avouer le trouble que lui causaitcette petite vendeuse, avec ses cheveux si drôles. Devant cesourire muet, Denise trembla, comme si elle était en faute.Savait-il donc pourquoi elle traversait la soierie,lorsqu’elle-même n’aurait pu expliquer ce qui la poussait à unpareil détour ?
Hutin, d’ailleurs, ne paraissait nullement s’apercevoir desregards reconnaissants de la jeune fille. Ces demoiselles n’étaientpas son genre, il affectait de les mépriser, en se vantant plus quejamais d’aventures extraordinaires avec des clientes : à soncomptoir, une baronne avait eu le coup de foudre, et la femme d’unarchitecte lui était tombée entre les bras, un jour qu’il allaitchez elle pour une erreur de métrage. Sous cette hâblerie normande,il cachait simplement des filles ramassées au fond des brasserieset des cafés-concerts. Comme tous les jeunes messieurs desnouveautés, il avait une rage de dépense, se battant la semaineentière à son rayon, avec une âpreté d’avare, dans le seul désir dejeter le dimanche son argent à la volée, sur les champs de courses,au travers des restaurants et des bals ; jamais une économie,pas une avance, le gain aussitôt dévoré que touché, l’insoucianceabsolue du lendemain. Favier n’était pas de ces parties. Hutin etlui, si liés au magasin, se saluaient à la porte et ne se parlaientplus ; beaucoup de vendeurs, en continuel contact, devenaientainsi des étrangers, ignorant leurs vies, dès qu’ils mettaient lepied dans la rue. Mais Hutin avait pour intime Liénard. Tous deuxhabitaient le même hôtel, l’hôtel de Smyrne, rue Sainte-Anne, unemaison noire entièrement occupée par des employés de commerce. Lematin, ils arrivaient ensemble ; puis, le soir, le premierlibre, lorsque le déplié de son comptoir était fait, allaitattendre l’autre au café Saint-Roch, rue Saint-Roch, un petit caféoù se réunissaient d’habitude les commis du Bonheur des Dames,braillant et buvant, jouant aux cartes dans la fumée des pipes.Souvent, ils restaient là, ne partaient que vers une heure, lorsquele maître de l’établissement, fatigué, les jetait dehors.D’ailleurs, depuis un mois, ils passaient la soirée trois fois parsemaine au fond d’un « beuglant » de Montmartre ; etils emmenaient des camarades, ils y faisaient un succès àMlle Laure, forte chanteuse, la dernière conquêtede Hutin, dont ils appuyaient le talent de si violents coups decanne et de telles clameurs, qu’à deux reprises déjà la policeavait dû intervenir.
L’hiver passa de la sorte, Denise obtint enfin trois centsfrancs d’appointements fixes. Il était temps, ses gros souliers netenaient plus. Le dernier mois, elle évitait même de sortir, pourne pas les crever d’un coup.
– Mon Dieu ! mademoiselle, vous faites un bruit avecvos chaussures ! répétait souvent Mme Aurélie,d’un air agacé. C’est insupportable… Qu’avez-vous donc auxpieds ?
Le jour où Denise descendit, chaussée de bottines d’étoffe,qu’elle avait payées cinq francs, Marguerite et Clara s’étonnèrentà demi-voix, de façon à être entendues.
– Tiens ! la mal peignée qui a lâché ses galoches, ditl’une.
– Ah bien ! reprit l’autre, elle a dû en pleurer…C’étaient les galoches de sa mère.
D’ailleurs, un soulèvement général se produisit contre Denise.Le comptoir avait fini par découvrir son amitié avec Pauline, et ilvoyait une bravade dans cette affection donnée à une vendeuse d’uncomptoir ennemi. Ces demoiselles parlaient de trahison,l’accusaient d’aller répéter à côté leurs moindres paroles. Laguerre de la lingerie et des confections en prit une violencenouvelle, jamais elle n’avait soufflé si rudement : des motsfurent échangés, raides comme des balles, et il y eut même unegifle, un soir, derrière les cartons de chemises. Peut-être, cettelointaine querelle venait-elle de ce que la lingerie portait desrobes de laine, lorsque les confections étaient vêtues desoie ; en tout cas, les lingères parlaient de leurs voisinesavec des moues révoltées d’honnêtes filles ; et les faits leurdonnaient raison, on avait remarqué que la soie semblait influersur les débordements des confectionneuses. Clara était souffletéedu troupeau de ses amants, Marguerite elle-même avait reçu sonenfant à la tête, tandis qu’on accusaitMme Frédéric de passions cachées. Tout cela à causede cette Denise !
– Mesdemoiselles, pas de vilains mots, tenez-vous !disait Mme Aurélie d’un air grave, au milieu descolères déchaînées de son petit peuple. Montrez qui vous êtes.
Elle préférait se désintéresser. Comme elle le confessait unjour, répondant à une question de Mouret, ces demoiselles nevalaient pas plus cher les unes que les autres. Mais, brusquement,elle se passionna, lorsqu’elle apprit de la bouche de Bourdonclequ’il venait de trouver au fond du sous-sol, son fils en traind’embrasser une lingère, cette vendeuse à qui le jeune hommeglissait des lettres. C’était abominable, et elle accusa carrémentla lingerie d’avoir fait tomber Albert dans un guet-apens ;oui, le coup était monté contre elle, on cherchait à la déshonoreren perdant un enfant sans expérience, après s’être convaincu queson rayon restait inattaquable. Elle ne criait si fort que pourembrouiller les choses, car elle n’avait aucune illusion sur sonfils, elle le savait capable de toutes les sottises. Un instant,l’affaire faillit devenir grave, le gantier Mignot s’y trouvamêlé ; il était l’ami d’Albert, il avantageait les maîtressesque ce dernier lui adressait, des filles en cheveux qui fouillaientpendant des heures dans les cartons ; et il y avait, en outre,une histoire de gants de Suède donnés à la lingère, dont personnen’eut le dernier mot. Enfin, le scandale fut étouffé, par égardpour la première des confections, que Mouret lui-même traitait avecdéférence. Bourdoncle, huit jours plus tard, se contenta decongédier, sous un prétexte, la vendeuse coupable de s’être laisséembrasser. S’ils fermaient les yeux sur les terribles noces dudehors, ces messieurs ne toléraient pas la moindre gaudriole dansla maison.
Et ce fut Denise qui souffrit de l’aventure.Mme Aurélie, toute renseignée qu’elle était, luigarda une sourde rancune ; elle l’avait vue rire avec Pauline,elle crut à une bravade, à des commérages sur les amours de sonfils. Alors, dans le rayon, elle isola la jeune fille davantageencore. Depuis longtemps, elle projetait d’emmener ces demoisellespasser un dimanche, près de Rambouillet, aux Rigolles, où elleavait acheté une propriété, sur ses cent premiers mille francsd’économie ; et, tout d’un coup, elle se décida, c’était unefaçon de punir Denise, de la mettre ouvertement à l’écart. Seule,cette dernière ne fut pas invitée. Quinze jours à l’avance, lerayon ne causa que de la partie : on regardait le ciel attiédipar le soleil de mai, on occupait déjà chaque heure de la journée,on se promettait tous les plaisirs, des ânes, du lait, du pain bis.Et rien que des femmes, ce qui était plus amusant !D’habitude, Mme Aurélie tuait de la sorte ses joursde congé, en se promenant avec des dames ; car elle avait sipeu l’habitude de se trouver en famille, elle était si mal à sonaise, si dépaysée, les rares soirs où elle pouvait dîner chez elle,entre son mari et son fils, qu’elle préférait, même ces soirs-là,lâcher le ménage et aller dîner au restaurant. Lhomme filait de soncôté, ravi de reprendre son existence de garçon, et Albert,soulagé, courait à ses gueuses ; si bien que, désaccoutumés dufoyer, se gênant et s’ennuyant ensemble le dimanche, tous les troisne faisaient guère que traverser leur appartement, ainsi qu’unhôtel banal où l’on couche à la nuit. Pour la partie deRambouillet, Mme Aurélie déclara simplement que lesconvenances empêchaient Albert d’en être, et que le père lui-mêmemontrerait du tact en refusant de venir ; ce dont les deuxhommes furent enchantés. Cependant, le bienheureux jour approchait,ces demoiselles ne tarissaient plus, racontaient des préparatifs detoilette, comme si elles partaient pour un voyage de sixmois ; tandis que Denise devait les entendre, pâle etsilencieuse dans son abandon.
– Hein ? elles vous font rager ? lui dit un matinPauline. C’est moi, à votre place, qui les attraperais ! Elless’amusent, je m’amuserais, pardi !… Accompagnez-nous dimanche,Baugé me mène à Joinville.
– Non, merci, répondit la jeune fille avec sa tranquilleobstination.
– Mais pourquoi ?… Vous avez encore peur qu’on ne vousprenne de force ?
Et Pauline riait d’un bon rire. Denise sourit à son tour. Ellesavait bien comment arrivaient les choses : c’était dans unepartie semblable que chacune de ces demoiselles avait connu sonpremier amant, un ami amené comme par hasard ; et elle nevoulait pas.
– Voyons, reprit Pauline, je vous jure que Baugé n’amènerapersonne. Nous ne serons que tous les trois… Puisque ça vousdéplaît, je n’irais pas vous marier, bien sûr.
Denise hésitait, tourmentée d’un tel désir, qu’un flot de sangmontait à ses joues. Depuis que ses camarades étalaient leursplaisirs champêtres, elle étouffait, prise d’un besoin de pleinciel, rêvant de grandes herbes où elle entrait jusqu’aux épaules,d’arbres géants dont les ombres coulaient sur elle comme une eaufraîche. Son enfance, passée dans les verdures grasses du Cotentin,s’éveillait, avec le regret du soleil.
– Eh bien ! oui, dit-elle enfin.
Tout fut réglé. Baugé devait venir prendre ces demoiselles àhuit heures, sur la place Gaillon ; de là, on irait en fiacreà la gare de Vincennes. Denise, dont les vingt-cinq francsd’appointements fixes étaient chaque mois dévorés par les enfants,n’avait pu que rafraîchir sa vieille robe de laine noire, en lagarnissant de biais de popeline à petits carreaux ; et elles’était fait elle-même un chapeau, avec une forme de capoterecouverte de soie et ornée d’un ruban bleu. Dans cette simplicité,elle avait l’air très jeune, un air de fille grandie trop vite,d’une propreté de pauvre, un peu honteuse et embarrassée du luxedébordant de ses cheveux, qui crevaient la nudité de son chapeau.Au contraire, Pauline étalait une robe de soie printanière, à raiesviolettes et blanches, une toque appareillée, chargée de plumes,des bijoux au cou et aux mains, toute une richesse de commerçantecossue. C’était comme une revanche de la semaine, de la soie ledimanche, lorsqu’elle se trouvait condamnée à la laine dans sonrayon ; tandis que Denise, qui traînait sa soie d’uniforme dulundi au samedi, reprenait le dimanche la laine mince de samisère.
– Voilà Baugé, dit Pauline, en désignant un grand garçon,debout près de la fontaine.
Elle présenta son amant, et tout de suite Denise fut à son aise,tellement il lui parut brave homme. Baugé, énorme, d’une forcelente de bœuf au labour, avait une longue face flamande, où desyeux vides riaient avec une puérilité d’enfant. Né à Dunkerque,fils cadet d’un épicier, il était venu à Paris, presque chassé parson père et son frère, qui le jugeaient trop bête. Cependant, auBon Marché, il se faisait trois mille cinq cents francs. Il étaitstupide, mais très bon pour les toiles. Les femmes le trouvaientgentil.
– Et le fiacre ? demanda Pauline.
Il fallut aller jusqu’au boulevard. Déjà le soleil chauffait, labelle matinée de mai riait sur le pavé des rues ; et pas unnuage au ciel, toute une gaieté volait dans l’air bleu, d’unetransparence de cristal. Un sourire involontaire entrouvrait leslèvres de Denise ; elle respirait fortement, il lui semblaitque sa poitrine se dégageait d’un étouffement de six mois. Enfin,elle ne sentait donc plus sur elle l’air enfermé, les pierreslourdes du Bonheur des Dames ! elle avait donc devant elletoute une journée de libre campagne ! et c’était comme unenouvelle santé, une joie infinie, où elle entrait avec dessensations neuves de gamine. Pourtant, dans le fiacre, elledétourna les yeux, gênée, lorsque Pauline mit un gros baiser surles lèvres de son amant.
– Tiens ! dit-elle, la tête toujours à la portière,M. Lhomme, là-bas… Comme il marche !
– Il a son cor, ajouta Pauline qui s’était penchée. Envoilà un vieux toqué ! Si l’on ne dirait pas qu’il court à unrendez-vous !
Lhomme, en effet, l’étui de son instrument sous le bras, filaitle long du Gymnase, le nez tendu, riant d’aise tout seul, à l’idéedu régal qu’il se promettait. Il allait passer la journée chez unami, une flûte d’un petit théâtre, où des amateurs faisaient ledimanche de la musique de chambre, dès leur café au lait.
– À huit heures ! quel enragé ! reprit Pauline.Et vous savez que Mme Aurélie et toute sa cliqueont dû prendre le train de Rambouillet qui part à six heuresvingt-cinq… Pour sûr, le mari et la femme ne se rencontrerontpas.
Toutes deux causèrent de la partie de Rambouillet. Elles nesouhaitaient pas de la pluie aux autres, parce qu’elles auraientaussi gobé le bouillon ; mais, s’il pouvait crever un nuagelà-bas, sans que les éclaboussures en vinssent jusqu’à Joinville,ce serait drôle tout de même. Puis, elles tombèrent sur Clara, unegâcheuse qui ne savait comment dépenser l’argent de sesentreteneurs : est-ce qu’elle n’achetait pas trois paires debottines à la fois, des bottines qu’elle jetait le lendemain, aprèsles avoir coupées avec des ciseaux, à cause de ses pieds quiétaient pleins de bosses ? D’ailleurs, ces demoiselles desnouveautés ne se montraient guère plus raisonnables que cesmessieurs : elles mangeaient tout, jamais un sou d’économie,des deux et des trois cents francs passaient par mois à deschiffons et à des friandises.
– Mais il n’a qu’un bras ! dit tout à coup Baugé.Comment fait-il pour jouer du cor ?
Il n’avait pas quitté Lhomme des yeux. Alors, Pauline, quis’amusait parfois de sa naïveté, lui raconta que le caissierappuyait l’instrument contre un mur ; et il la crutparfaitement, en trouvant ça très ingénieux. Puis, lorsque, prisede remords, elle lui expliqua de quelle façon Lhomme adaptait à sonmoignon un système de pinces, dont il se servait ensuite commed’une main, il hocha la tête, saisi de méfiance, déclarant qu’on nelui ferait pas avaler celle-là.
– Tu es trop bête ! finit-elle par dire en riant. Çane fait rien, je t’aime tout de même.
Le fiacre roulait, on arriva à la gare de Vincennes, juste pourun train. C’était Baugé qui payait ; mais Denise avait déclaréqu’elle entendait prendre sa part des dépenses ; on régleraitle soir. Ils montèrent en secondes, toute une gaieté bourdonnantes’échappait des wagons. À Nogent, une noce débarqua, au milieu desrires. Enfin, ils descendirent à Joinville, passèrent dans l’îletout de suite, pour commander le déjeuner ; et ils restèrentlà, le long des berges, sous de hauts peupliers qui bordaient laMarne. L’ombre était froide, une haleine vive soufflait dans lesoleil, élargissait au loin, sur l’autre rive, la pureté limpided’une plaine, déroulant des cultures. Denise s’attardait derrièrePauline et son amant, qui marchaient les bras à la taille ;elle avait cueilli une poignée de boutons d’or, elle regardaitl’eau couler, heureuse, le cœur défaillant, baissant la tête, quandBaugé se penchait pour baiser la nuque de son amie. Des larmes luimontèrent aux yeux. Cependant, elle ne souffrait pas. Qu’avait-elleà étouffer ainsi, et pourquoi cette vaste campagne, où elle s’étaitpromis tant d’insouciance, l’emplissait-elle d’un regret vague dontelle n’aurait pu dire la cause ? Puis, au déjeuner, les riresbruyants de Pauline l’étourdirent. Celle-ci, qui adorait labanlieue d’une passion de cabotine vivant au gaz, dans l’air épaisdes foules, avait voulu manger sous un berceau, malgré la fraîcheurdu vent. Elle s’égayait des souffles brusques qui rabattaient lanappe, elle trouvait drôle la tonnelle, nue encore, avec sontreillage repeint, dont les losanges se découpaient sur le couvert.D’ailleurs, elle dévorait, d’une gourmandise affamée de fille malnourrie au magasin, se donnant dehors une indigestion des chosesqu’elle aimait ; c’était son vice, tout son argent passait là,en gâteaux, en crudités, en petits plats dégustés lestement auxheures libres. Comme Denise semblait avoir assez des œufs, de lafriture et du poulet sauté, elle se retint, elle n’osa commanderdes fraises, une primeur encore chère, de crainte de trop augmenterl’addition.
– Maintenant, qu’allons-nous faire ? demanda Baugé,lorsque le café fut servi.
D’habitude, l’après-midi, Pauline et lui rentraient dîner àParis, pour finir leur journée dans un théâtre. Mais, sur le désirde Denise, ils décidèrent qu’on resterait à Joinville ; ceserait drôle, on se donnerait de la campagne par-dessus la tête.Et, tout l’après-midi, ils battirent les champs. Un instant, l’idéed’une promenade en canot fut discutée ; puis, ilsl’abandonnèrent, Baugé ramait trop mal. Mais leur flânerie, auhasard des sentiers, revenait quand même le long de la Marne ;ils s’intéressaient à la vie de la rivière, aux escadres de yoleset de norvégiennes, aux équipes de canotiers qui la peuplaient. Lesoleil baissait, ils retournaient vers Joinville, lorsque deuxyoles, descendant le courant et luttant de vitesse, échangèrent desbordées d’injures, où dominaient les cris répétés de« caboulots » et de « calicots ».
– Tiens ! dit Pauline, c’est M. Hutin.
– Oui, reprit Baugé, qui étendait la main devant le soleil,je reconnais la yole d’acajou… L’autre yole doit être montée parune équipe d’étudiants.
Et il expliqua la vieille haine qui mettait souvent aux prisesla jeunesse des écoles et les employés de commerce. Denise, enentendant prononcer le nom de Hutin, s’était arrêtée ; et, lesyeux fixes, elle suivait la mince embarcation, elle cherchait lejeune homme parmi les rameurs, sans distinguer autre chose que lestaches blanches de deux femmes, dont l’une, assise à la barre,avait un chapeau rouge. Les voix se perdirent au milieu du grandruissellement de la rivière.
– À l’eau, les caboulots !
– Les calicots, à l’eau ! à l’eau !
Le soir, on retourna au restaurant de l’île. Mais l’air étaitdevenu trop vif, il fallut manger dans une des deux salles fermées,où l’humidité de l’hiver trempait encore les nappes d’une fraîcheurde lessive. Dès six heures, les tables manquèrent, les promeneursse hâtaient, cherchaient un coin ; et les garçons apportaienttoujours des chaises, des bancs, rapprochaient les assiettes,entassaient le monde. On étouffait maintenant, on fit ouvrir lesfenêtres. Dehors, le jour pâlissait, un crépuscule verdâtre tombaitdes peupliers, si rapide, que le restaurateur, mal outillé pour cesrepas à couvert, n’ayant pas de lampes, dut faire mettre une bougiesur chaque table. Le bruit était assourdissant, des rires, desappels, des chocs de vaisselle ; au vent des fenêtres, lesbougies s’effaraient et coulaient ; tandis que des papillonsde nuit battaient des ailes, dans l’air chauffé par l’odeur desviandes, et que traversaient de petits souffles glacés.
– Hein ? s’amusent-ils ? disait Pauline enfoncéedans une matelote, qu’elle déclarait extraordinaire.
Elle se pencha pour ajouter :
– Vous n’avez pas reconnu M. Albert, là-bas ?
C’était, en effet, le jeune Lhomme, au milieu de trois femmeséquivoques, une vieille dame en chapeau jaune, à mine basse depourvoyeuse, et deux mineures, deux fillettes de treize ou quatorzeans, déhanchées, d’une effronterie gênante. Lui, très ivre déjà,tapait son verre sur la table, parlait de rosser le garçon, s’iln’apportait pas des liqueurs tout de suite.
– Ah bien ! reprit Pauline, en voilà unefamille ! la mère à Rambouillet, le père à Paris et le fils àJoinville… Ils ne se marcheront pas sur les pieds.
Denise, qui détestait le bruit, souriait pourtant, goûtait lajoie de ne plus penser, au milieu d’un tel vacarme. Mais, tout d’uncoup, il y eut, dans la salle voisine, un éclat de voix qui couvritles autres. C’étaient des hurlements, que des gifles durent suivre,car on entendit des poussées, des chaises abattues, toute unelutte, où revenaient les cris de la rivière :
– À l’eau, les calicots !
– Les caboulots, à l’eau ! à l’eau !
Et, lorsque la grosse voix du cabaretier eut calmé la bataille,Hutin brusquement parut. En vareuse rouge, une toque renverséederrière le crâne, il avait à son bras la grande fille blanche, labarreuse, qui, pour porter les couleurs de la yole, s’était plantéune touffe de coquelicots sur l’oreille. Des clameurs, desapplaudissements accueillirent leur entrée ; et il rayonnait,il bombait la poitrine en se dandinant avec le roulis des marins,il étalait un coup de poing qui lui bleuissait la joue, tout gonfléde la joie d’être remarqué. Derrière eux, l’équipe suivait. Unetable fut prise d’assaut, le tapage devint formidable.
– Il paraît, expliqua Baugé, après avoir écouté lesconversations derrière lui, il paraît que les étudiants ont reconnula femme de Hutin, une ancienne du quartier, qui chante à présentdans un beuglant, à Montmartre. Et alors on s’est cogné pour elle…Ces étudiants, ça ne paie jamais les femmes !
– En tout cas, dit Pauline d’un air pincé, elle estjoliment laide, celle-là, avec ses cheveux carotte… Vrai, je nesais où M. Hutin les ramasse, mais elles sont toutes plussales les unes que les autres.
Denise avait pâli. C’était en elle un froid de glace, comme si,goutte à goutte, le sang de son cœur se fût retiré. Déjà, sur laberge, devant la yole rapide, elle avait senti un premierfrisson ; et, maintenant, elle ne pouvait douter, cette filleétait bien avec Hutin. La gorge serrée, les mains tremblantes, ellene mangeait plus.
– Qu’avez-vous ? demanda son amie.
– Rien, balbutia-t-elle, il fait un peu chaud.
Mais la table de Hutin était voisine, et quand il eut aperçuBaugé, qu’il connaissait, il engagea la conversation d’une voixaiguë, pour continuer à occuper la salle.
– Dites donc, cria-t-il, êtes-vous toujours vertueux, auBon Marché ?
– Pas tant que ça, répondit l’autre très rouge.
– Laissez donc ! ils ne prennent que des vierges, etils ont un confessionnal en permanence pour les vendeurs qui lesregardent… Une maison où l’on fait des mariages, merci !
Des rires s’élevèrent. Liénard, qui était de l’équipe,ajouta :
– Ce n’est pas comme au Louvre… Il y a une accoucheuseattachée au comptoir des confections. Parole d’honneur !
La gaieté redoubla. Pauline elle-même éclatait, tellementl’accoucheuse lui semblait drôle. Mais Baugé restait vexé desplaisanteries sur l’innocence de sa maison. Il se lança tout d’uncoup.
– Avec ça que vous êtes bien, au Bonheur des Dames !Flanqués à la porte pour un mot ! et un patron qui a l’air deraccrocher ses clientes !
Hutin ne l’écoutait plus, entamait l’éloge de la Place Clichy.Il y connaissait une jeune fille, qui était si convenable, que lesacheteuses n’osaient s’adresser à elle, de peur de l’humilier.Ensuite, il rapprocha son couvert, il raconta qu’il avait fait centquinze francs pendant la semaine ; oh ! une semaineépatante, Favier laissé à cinquante-deux francs, tout le tableau deligne roulé ; et ça se voyait, n’est-ce pas ? il bouffaitla monnaie, il ne se coucherait pas avant d’avoir liquidé les centquinze francs. Puis, comme il se grisait, il tomba sur Robineau, cegringalet de second qui affectait de se tenir à part, au point dene pas vouloir, dans la rue, marcher avec un de ses vendeurs.
– Taisez-vous, dit Liénard, vous parlez trop, mon cher.
La chaleur avait grandi, les bougies coulaient sur les nappestachées de vin ; et, par les fenêtres ouvertes, lorsque lebruit des dîneurs tombait brusquement, entrait une voix lointaine,prolongée, la voix de la rivière et des grands peupliers, quis’endormaient dans la nuit calme. Baugé venait de demanderl’addition, en voyant que Denise n’allait pas mieux, toute blanche,le menton convulsé par les larmes qu’elle retenait ; mais legarçon ne reparaissait plus, et elle dut subir encore les éclats devoix de Hutin. Maintenant, il se disait plus chic que Liénard,parce que Liénard mangeait simplement l’argent de son père, tandisque lui mangeait de l’argent gagné, le fruit de son intelligence.Enfin, Baugé paya, les deux femmes sortirent.
– En voilà une du Louvre, murmura Pauline dans la premièresalle, en regardant une grande fille mince qui mettait sonmanteau.
– Tu ne la connais pas, tu n’en sais rien, dit le jeunehomme.
– Avec ça ! et la façon de se draper !… Rayon del’accoucheuse, va ! Si elle a entendu, elle doit êtrecontente !
Ils étaient dehors. Denise eut un soupir de soulagement. Elleavait cru mourir, dans cette chaleur suffocante, au milieu de cescris ; et elle expliquait toujours son malaise par le manqued’air. À présent, elle respirait. Une fraîcheur tombait du cielétoilé. Comme les deux jeunes filles quittaient le jardin durestaurant, une voix timide murmura dans l’ombre :
– Bonsoir, mesdemoiselles.
C’était Deloche. Elles ne l’avaient pas vu au fond de lapremière salle, où il dînait seul, après être venu de Paris à pied,pour le plaisir. En reconnaissant cette voix amie, Denise,souffrante, céda machinalement au besoin d’un soutien.
– Monsieur Deloche, vous rentrez avec nous, dit-elle.Donnez-moi votre bras.
Déjà Pauline et Baugé marchaient devant. Ils s’étonnèrent. Ilsn’auraient pas cru que ça se ferait ainsi, et avec ce garçon.Pourtant, comme on avait une heure encore avant de prendre letrain, ils allèrent jusqu’au bout de l’île, ils suivirent la berge,sous les grands arbres ; et, de temps à autre, ils seretournaient, ils murmuraient :
– Où sont-ils donc ? Ah ! les voici… c’est drôletout de même.
D’abord, Denise et Deloche avaient gardé le silence. Lentement,le vacarme du restaurant se mourait, prenait une douceur musicale,au fond de la nuit ; et ils entraient plus avant dans le froiddes arbres, encore fiévreux de cette fournaise, dont les bougiess’éteignaient une à une, derrière les feuilles. En face d’eux,c’était comme un mur de ténèbres, une masse d’ombre, si compacte,qu’ils ne distinguaient pas même la trace pâle du sentier.Cependant, ils allaient avec douceur, sans crainte. Puis, leursyeux s’accoutumèrent, ils virent à droite les troncs des peupliers,pareils à des colonnes sombres portant les dômes de leurs branches,criblés d’étoiles ; tandis que, sur la droite, l’eau parmoments avait dans le noir un luisant de miroir d’étain. Le venttombait, ils n’entendaient plus que le ruissellement de larivière.
– Je suis très content de vous avoir rencontrée, finit parbalbutier Deloche, qui se décida à parler le premier. Vous ne savezpas combien vous me faites plaisir, en consentant à vous promeneravec moi.
Et, les ténèbres aidant, après bien des paroles embarrassées, ilosa dire qu’il l’aimait. Depuis longtemps, il voulait le luiécrire ; et jamais elle ne l’aurait su peut-être, sans cettebelle nuit complice, sans cette eau qui chantait et ces arbres quiles couvraient du rideau de leurs ombrages. Pourtant, elle nerépondait point, elle marchait toujours à son bras, du même pas desouffrance. Il cherchait à lui voir le visage, lorsqu’il entenditun léger sanglot.
– Oh ! mon Dieu ! reprit-il, vous pleurez,mademoiselle, vous pleurez… Est-ce que je vous ai fait de lapeine ?
– Non, non, murmura-t-elle.
Elle tâchait de retenir ses larmes, mais elle ne le pouvait pas.À table déjà, elle avait cru que son cœur éclatait. Et, maintenant,elle s’abandonnait dans cette ombre, des sanglots venaient del’étouffer, en pensant que, si Hutin se trouvait à la place deDeloche et lui disait ainsi des tendresses, elle serait sans force.Cet aveu qu’elle se faisait enfin, l’emplissait de confusion. Unehonte lui brûlait la face, comme si elle fût tombée sous cesarbres, aux bras de ce garçon qui s’étalait avec des filles.
– Je ne voulais pas vous offenser, répétait Deloche que leslarmes gagnaient.
– Non, écoutez, dit-elle d’une voix encore tremblante, jen’ai aucune colère contre vous. Seulement, je vous en prie, ne meparlez plus comme vous venez de le faire… Ce que vous demandez estimpossible. Oh ! vous êtes un bon garçon, je veux bien êtrevotre amie, mais pas davantage… Entendez-vous, votreamie !
Il frémissait. Après quelques pas faits en silence, ilbalbutia :
– Enfin, vous ne m’aimez pas ?
Et, comme elle lui évitait le chagrin d’un non brutal, il repritd’une voix douce et navrée :
– D’ailleurs, je m’y attendais… Jamais je n’ai eu dechance, je sais que je ne puis être heureux. Chez moi, on mebattait. À Paris, j’ai toujours été un souffre-douleur. Voyez-vous,lorsqu’on ne sait pas prendre les maîtresses des autres, et qu’onest assez gauche pour ne pas gagner de l’argent autant qu’eux, ehbien ! on devrait crever tout de suite dans un coin… Oh !soyez tranquille, je ne vous tourmenterai plus. Quant à vous aimer,vous ne pouvez m’en empêcher, n’est-ce pas ? Je vous aimeraipour rien, comme une bête… Voilà ! tout fiche le camp, c’estma part dans la vie.
À son tour, il pleura. Elle le consolait, et dans leur effusionamicale, ils apprirent qu’ils étaient du même pays, elle deValognes, lui de Briquebec, à treize kilomètres. Ce fut un nouveaulien. Son père à lui, petit huissier nécessiteux, d’une jalousiemaladive, le rossait en le traitant de bâtard, exaspéré de salongue figure blême et de ses cheveux de chanvre, qui, disait-il,n’étaient pas dans la famille. Ils en arrivèrent à parler desgrands herbages entourés de haies vives, des sentiers couverts quise perdent sous les ormes, des routes gazonnées comme des allées deparc. Autour d’eux, la nuit pâlissait encore, ils distinguaient lesjoncs de la rive, la dentelle des ombrages, noire sur lescintillement des étoiles ; et un apaisement leur venait, ilsoubliaient leurs maux, rapprochés par leur malchance, dans uneamitié de bons camarades.
– Eh bien ? demanda vivement Pauline à Denise, en laprenant à part, quand ils furent devant la station.
La jeune fille comprit au sourire et au ton de tendre curiosité.Elle devint très rouge, en répondant :
– Mais jamais, ma chère ! Puisque je vous ai dit queje ne voulais pas !… Il est de mon pays. Nous causions deValognes.
Pauline et Baugé restèrent perplexes, dérangés dans leurs idées,ne sachant plus que croire. Deloche les quitta sur la place de laBastille ; comme tous les jeunes gens au pair, il couchait aumagasin, où il devait être à onze heures. Ne voulant pas rentreravec lui, Denise, qui s’était fait donner une permission dethéâtre, accepta d’accompagner Pauline chez Baugé. Celui-ci, pourse rapprocher de sa maîtresse, était venu demeurer rue Saint-Roch.On prit un fiacre, et Denise demeura stupéfaite, lorsque, enchemin, elle sut que son amie allait passer la nuit avec le jeunehomme. Rien n’était plus facile, on donnait cinq francs àMme Cabin, toutes ces demoiselles en usaient. Baugéfit les honneurs de sa chambre, garnie de vieux meubles Empire,envoyés par son père. Il se fâcha quand Denise parla de régler,puis finit par accepter les quinze francs soixante, qu’elle avaitposés sur la commode ; mais il voulut alors lui offrir unetasse de thé, et il se battit contre une bouilloire àesprit-de-vin, fut obligé de redescendre acheter du sucre. Minuitsonnait, quand il emplit les tasses.
– Il faut que je m’en aille, répétait Denise.
Et Pauline répondait :
– Tout à l’heure… Les théâtres ne ferment pas si tôt.
Denise était gênée dans cette chambre de garçon. Elle avait vuson amie se mettre en jupon et en corset, elle la regardaitpréparer le lit, l’ouvrir, taper les oreillers de ses brasnus ; et ce petit ménage d’une nuit d’amour, fait devant elle,la troublait, lui causait une honte, en éveillant de nouveau, dansson cœur blessé, le souvenir de Hutin. Ce n’était guère salutairedes journées pareilles. Enfin, à minuit un quart, elle les quitta.Mais elle partit confuse, lorsque, en réponse à son souhaitinnocent d’une bonne nuit, Pauline cria étourdiment :
– Merci, la nuit sera bonne !
La porte particulière qui menait à l’appartement de Mouret etaux chambres du personnel, se trouvait rue Neuve-Saint-Augustin.Mme Cabin tirait le cordon, puis donnait un coupd’œil, pour pointer la rentrée. Une veilleuse éclairait faiblementle vestibule, Denise se trouva dans cette lueur, hésitante, prised’une inquiétude, car en tournant le coin de la rue, elle avait vula porte se refermer sur l’ombre vague d’un homme. Ce devait êtrele patron, rentrant de soirée ; et l’idée qu’il était là, dansle noir, à l’attendre peut-être, lui causait une de ces peursétranges, dont il la bouleversait encore, sans motif raisonnable.Quelqu’un remua au premier, des bottes craquaient. Alors, elleperdit la tête, elle poussa une porte qui donnait sur le magasin,et qu’on laissait ouverte, pour les rondes de surveillance. Elleétait dans le rayon de la rouennerie.
– Mon Dieu ! comment faire ? balbutia-t-elle, aumilieu de son émotion.
La pensée lui vint qu’il existait, en haut, une autre porte decommunication, conduisant aux chambres. Seulement, il fallaittraverser tout le magasin. Elle préféra ce voyage, malgré lesténèbres qui noyaient les galeries. Pas un bec de gaz ne brûlait,il n’y avait que des lampes à huile, accrochées de loin en loin auxbranches des lustres ; et ces clartés éparses, pareilles à destaches jaunes, et dont la nuit mangeait les rayons, ressemblaientaux lanternes pendues dans des mines. De grandes ombres flottaient,on distinguait mal les amoncellements de marchandises, quiprenaient des profils effrayants, colonnes écroulées, bêtesaccroupies, voleurs à l’affût. Le silence lourd, coupé derespirations lointaines, élargissait encore ces ténèbres. Pourtant,elle s’orienta : le blanc, à sa gauche, faisait une couléepâle, comme le bleuissement des maisons d’une rue, sous un cield’été ; alors, elle voulut traverser tout de suite le hall,mais elle se heurta dans des piles d’indienne et jugea plus sûr desuivre la bonneterie, puis les lainages. Là, un tonnerrel’inquiéta, le ronflement sonore de Joseph, le garçon, qui dormaitderrière les articles de deuil. Elle se jeta vite dans le hall, quele vitrage éclairait d’une lumière crépusculaire ; il semblaitagrandi, plein de l’effroi nocturne des églises, avec l’immobilitéde ses casiers et les silhouettes de ses grands mètres, quidessinaient des croix renversées. Maintenant elle fuyait. À lamercerie, à la ganterie, elle faillit enjamber encore des garçonsde service, et elle se crut seulement sauvée, lorsqu’elle trouvaenfin l’escalier. Mais, en haut, devant le rayon des confections,une terreur la saisit, en apercevant une lanterne, dont l’œilclignotant marchait : c’était une ronde, deux pompiers entrain de marquer leur passage aux cadrans des indicateurs. Elleresta une minute sans comprendre, elle les regarda passer deschâles à l’ameublement, puis à la lingerie, épouvantée de leurmanœuvre étrange, de la clef qui grinçait, des portes de tôle quiretombaient avec un bruit de massacre. Quand ils approchèrent, ellese réfugia au fond du salon des dentelles, d’où le brusque appeld’une voix la fit aussitôt ressortir, pour gagner la porte decommunication en courant. Elle avait reconnu la voix de Deloche, ilcouchait dans son rayon, sur un petit lit de fer, qu’il dressaitlui-même tous les soirs ; et il n’y dormait pas encore, il yrevivait, les yeux ouverts, les heures douces de la soirée.
– Comment ! c’est vous, mademoiselle ! ditMouret, que Denise trouva devant elle, dans l’escalier, une petitebougie de poche à la main.
Elle balbutia, voulut expliquer qu’elle venait de chercherquelque chose au rayon. Mais il ne se fâchait point, il laregardait de son air à la fois paternel et curieux.
– Vous aviez donc une permission de théâtre ?
– Oui, monsieur.
– Et vous êtes-vous divertie ?… À quel théâtreêtes-vous allée ?
– Monsieur, je suis allée à la campagne.
Cela le fit rire. Puis, il demanda, en appuyant sur lesmots :
– Toute seule ?
– Non, monsieur, avec une amie, répondit-elle, les jouesempourprées, honteuse de la pensée qu’il avait sans doute.
Alors, il se tut. Mais il la regardait toujours, dans sa petiterobe noire, coiffée de son chapeau garni d’un seul ruban bleu.Est-ce que cette sauvageonne finirait par devenir une joliefille ? Elle sentait bon de sa course au grand air, elle étaitcharmante avec ses beaux cheveux épeurés sur son front. Et lui qui,depuis six mois, la traitait en enfant, qui la conseillait parfois,cédant à des idées d’expérience, à des envies méchantes de savoircomment une femme poussait et se perdait dans Paris, il ne riaitplus, il éprouvait un sentiment indéfinissable de surprise et decrainte, mêlé de tendresse. Sans doute, c’était un amant quil’embellissait ainsi. À cette pensée, il lui sembla qu’un oiseaufavori, dont il jouait, venait de le piquer au sang.
– Bonsoir, monsieur, murmura Denise, en continuant demonter, sans attendre.
Il ne répondit pas, la regarda disparaître. Puis, il rentra chezlui